Les beaux étés de notre enfance

« Nous n’avions presque rien pour nous amuser, mais nous étions très inventifs ; il se passait toujours quelque chose », écrit l’auteur.
Christof Stache Agence France-Presse « Nous n’avions presque rien pour nous amuser, mais nous étions très inventifs ; il se passait toujours quelque chose », écrit l’auteur.

L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes d’histoire, de sociologie, d’anthropologie, de science politique et de coopération internationale. Ses recherches portent sur les imaginaires collectifs.

Les débuts d’été sont toujours une fête pour moi. Une fête remplie d’émotions, de souvenirs, de matinées lumineuses, même si les années les ont recouvertes d’une petite couche de mélancolie. Je repense alors à mon enfance, si lointaine déjà, à ma famille, à la petite maison qui nous réunissait. Et aux jeux qui nous occupaient.

Notre soeur s’occupait de son côté (les filles ne se mêlaient pas aux jeux des garçons, et vice versa). Quant à nous, les quatre frères, je crois qu’aujourd’hui on nous aurait diagnostiqués hyperactifs (au mieux). Nous n’avions presque rien pour nous amuser, mais nous étions très inventifs ; il se passait toujours quelque chose. Nos longues marches en équilibre sur les clôtures en biseaux et nos « sauts de la mort » terrifiaient les passants. Nos galas de lutte avaient leurs habitués, tout comme nos concours de visou (qui ne se terminaient pas toujours bien). Nos olympiques étaient encore plus célèbres, on y venait de trois ou quatre rues à la ronde.

Le dimanche après la messe, cependant, la vie cessait dans notre quartier. C’est à ce moment qu’une ombre s’étendait sur nos arènes. Nous rêvions aux enfants de notre âge qui, dans de jolies maisons ombragées, batifolaient tout le jour dans des lacs ensoleillés et, le soir venu, s’abandonnaient à un sommeil envoûté des parfums et des chants de la forêt… Mais le lendemain, nous avions retrouvé nos marques. La matinée nous attendait avec la recherche d’un « trésor » enfoui en un endroit secret l’été précédent, l’escalade périlleuse de deux ou trois hangars d’où nous pouvions contempler l’univers, un concours de « tir à la jambette » — discipline très technique dont nous maîtrisions toutes les subtilités.

Claude et moi étions les plus jeunes. Quelques fois par semaine, nous allions cueillir des noisettes dans la coulée des Beux (toujours boueuse et infestée d’insectes). Nous les vendions à Lucien, notre chef de bande, qui en faisait le commerce. Bon patron, il nous payait en nous rendant une partie de notre « ramasse ». Nous le trouvions fort en affaires.

Il y avait aux abords de la ville un petit hippodrome (le « Rond »). Claude et moi étions des habitués. Suivant l’exemple de Lucien, nous y menions notre propre bizeness. Durant les courses, nous parcourions les gradins pour ramasser les bouteilles de bière vides. Nous les revendions au bar du « Rond » à trois unités pour un sou. En plus, une fois les courses terminées, les chevaux devaient aller au pas pendant une demi-heure (pour se cooler). Nous nous embauchions comme guides, encaissant ainsi d’autres revenus que nous dilapidions ensuite follement en revels, popsicles et Saguenay Dry.

Un incident est survenu un jour que nous opérions dans les gradins. À l’époque, Claude et moi étions quasiment de la même taille. Pour économiser, maman, qui cousait nos vêtements, nous habillait tous les deux dans le même tissu et la même couleur. Or, Claude était le jumeau de notre soeur Claudette (c’est un peu long à expliquer mon affaire…). Un jour, quelqu’un nous a dit : « Vous seriez pas jumeaux, vous autres ? » Et moi, j’ai répondu : « Pas moi, seulement lui… » À partir de ce jour, j’ai cru remarquer que nos fournisseurs nous regardaient un peu de travers.

Les courses de chevaux étaient entrées dans notre vie d’une autre manière grâce à l’inventivité de Lucien et de Roch (l’autre grand frère), qui s’avisèrent d’organiser des compétitions. Claude et moi agissions comme chevaux, Lucien et Roch comme jockeys. Ils nous passaient une sorte d’attelage sur le dos avec un numéro sur la tête et des cordeaux sous les bras. Ils nous fouettaient même avec une branchette, comme au « Rond ». Prenant l’affaire à coeur, nous poussions quelques hennissements pour faire plus vrai.

La chose avait cela d’inédit que les jockeys en étaient les vedettes. Si Claude ou moi sortions vainqueurs (et vivants) des supplices qu’ils nous imposaient autour du quartier, c’est toujours l’un des deux jockeys qui était couronné.

Je passe sur bien d’autres épisodes, comme les épreuves de toupie, les lames de couteau que nous fabriquions en déposant de vieux clous sur les rails du chemin de fer qui passait près de chez nous, la « waggin » d’un petit voisin que nous avions empruntée pour reproduire un derby-démolition. Le pauvre garçon était rentré chez lui bien piteux avec quelques bouts de planche sous le bras…

Quand nous quittions la maison le matin, notre mère nous disait : « Allez surtout pas vous faire mal, là. » Elle s’inquiétait pour rien, si on excepte les graves brûlures que Lucien s’est un jour infligées en essayant de nous faire des patates frites en cachette, le poignet que Roch s’est fracturé dans la finale d’un mémorable match de lutte, la frousse que Claude nous avait faite quand il avait dégringolé du toit d’un hangar, la voiture qui m’avait frappé quand j’explorais un quartier voisin du nôtre (j’avais repris connaissance à la clinique), sans compter les innombrables foulures et entorses que maman traitait avec des couennes de lard bouillies qui faisaient merveille.

Parfois, cependant, il fallait faire appel à l’indispensable oncle Henri, le menuisier-arracheur de dents, qui, à ses heures, se faisait également ramancheux. Nous nous estimions heureux quand, après ses savantes manipulations, nous ne restions pas avec une luxation d’épaule, deux ou trois côtes de travers ou quelque déboîtement de genou ou de cheville.

Avec l’âge, mon enfance ne me quitte plus. C’est un phare qui n’en finit pas d’éclairer. Et ce qu’il donne à voir ne cesse de m’émouvoir : la candeur, la pureté, le bonheur simple et tranquille, avec la hâte du lendemain et l’assurance qu’il sera beau.

Ne sommes-nous pas l’enfant de notre enfance ?

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