Pourquoi les mariages mixtes sont-ils toujours d’actualité?

«Force est d’admettre qu’aucun acquis social n’est à l’abri d’une vague conservatrice», écrit l'autrice.
Photo: Getty Images «Force est d’admettre qu’aucun acquis social n’est à l’abri d’une vague conservatrice», écrit l'autrice.

L’autrice est une sociologue des relations internationales. Elle a écrit le livre Perdre le Sud (Écosociété, 2020) et édité l’ouvrage collectif Perspectives féministes en relations internationales (PUM, 2022).

Dans quelques jours aura lieu le 56e anniversaire de la légalisation des mariages mixtes (ou « interraciaux ») aux États-Unis. Le 12 juin 1967, les juges de la Cour suprême déterminaient dans le cas Loving v. Virginia que les lois anti-mariages mixtes violaient l’amendement 14 de la Constitution étasunienne, assurant l’égale protection de toutes les personnes sur le territoire. L’amendement avait été ratifié une centaine d’années plus tôt, notamment afin de protéger les droits des personnes libérées de l’esclavage.

Bien qu’au Canada, ces unions n’aient jamais été illégales, elles ont longtemps été mal vues.

37 ans d’union impure

Ma mère Jocelyne, fille de Thérèse et de Léopold, représente tout de ce que certains qualifieraient de « Québécoise de souche ». En 1986, elle a marié mon père indien Farouk, une dizaine d’années après qu’il a immigré de Madagascar à Sherbrooke avec ses frères. Ils se sont rencontrés alors qu’il réalisait sa dernière année de secondaire à l’école Saint-François. Il avait auparavant étudié dans un institut français pour adolescents à Tananarive.

Elle le trouvait trop « nerd » parce qu’il demandait au professeur de lui faire baisser le ton lorsqu’elle riait avec ses amies en classe. Loin du coup de foudre. Mon père a ensuite fait l’Institut maritime à Rimouski, puis ses études en comptabilité à Montréal, et ma mère a fait son baccalauréat en éducation à Sherbrooke.

Presque une décennie après, Jocelyne a revu Farouk par le biais de sa meilleure amie, qui s’est révélée être la nièce de mon père. Ma mère a finalement mis au monde deux enfants « nerds » comme lui, mais bavards comme elle.

Mon père fut la première (et la seule) personne racisée à intégrer la famille de ma mère, qui n’avait connu que des Demers, des Roy, des Guay et des Blais. Comme ma mère est catholique croyante mais mon père musulman culturellement, ils ont décidé de faire baptiser mon frère et moi à l’église. Le prêtre a d’abord refusé de baptiser mon frère… parce qu’il était né d’une union qu’il jugeait impure. Ma mère n’avait pas réussi à convertir mon père au catholicisme. On était en 1987. L’année suivante, après s’être fait récriminer par l’archevêché, ce même prêtre a couru après ma mère pour pouvoir baptiser la deuxième Sondarjee. Devant une baisse considérable d’adeptes, un nouveau bébé dans la grande famille de Dieu, ça ne se refusait pas, apparemment.

Cette union impure dure depuis presque quatre décennies, un fils banquier et une fille professeure d’université, deux petits-fils (de mon frère et d’une fille de la Beauce) et une petite-fille en chemin (de moi et de mon mari né à Laval).

Les mariages mixtes,normaux ou anormaux ?

Cela a pris du temps, des luttes et de la résilience pour que l’opinion change sur les mariages mixtes. En 2011, déjà 5 % de toutes les unions au Canada étaient formées de personnes de différentes origines raciales, religieuses, de langues ou de lieux de naissance. À Toronto, ce pourcentage montait à 8 %, et à Vancouver, 10 %. Il y avait donc environ 360 000 couples de race mixte au pays cette année-là (la dernière où Statistique Canada récoltait cette donnée), plus du double que 20 ans plus tôt. Les bébés nés de ces unions (comme mon frère et moi) sont passés de 1 % du total des nouveaux bébés en 1970 à 10 % en 2013.

Selon une recherche du Pew Research Center, un nouveau mariage étatsunien sur dix en 2015 était composé de personnes de différentes origines raciales, environ cinq fois plus qu’en 1967, lors de la signature du jugement Loving v. Virginia. Même si on ne voit toujours pas beaucoup de couples interraciaux à l’écran hollywoodien, des films, de Guess Who’s Coming to Dinner (1967) à Get Out (2017), en démontrent toute la complexité.

Contrairement aux États-Unis, le Canada n’a jamais eu de loi ouvertement anti-mariage mixte, mais l’ostracisation y était tout aussi réelle. En 1927, des membres du Ku Klux Klan (KKK) ont brûlé une croix de presque 20 mètres de haut à Moose Jaw en Saskatchewan, en livrant un discours haineux sur les risques des mariages « interraciaux ».

Trois ans plus tard, 75 membres du KKK ont organisé une marche publique à Oakville, en Ontario, encore une fois en brûlant une croix symbolique. Leur objectif ? Intimider Isabel Jones et son fiancé Ira Junius Johnson, d’origine cherokee et blanche, à la demande de la mère de Jones. Des hommes en capuches blanches ont kidnappé et séquestré la fiancée durant plusieurs jours, en la cachant dans des locaux de l’Armée du salut. Des avocats noirs de Toronto ont finalement réussi à faire arrêter quelques membres du Klan, mais seulement pour des chefs d’accusation mineurs de « déguisement de nuit », une accusation qui sert notamment à incriminer des voleurs. Seul un des hommes impliqués dans l’enlèvement fut condamné… à payer 50 $ et à passer trois mois en prison. Le couple s’est marié un mois après les événements.

Certains acquis sociaux semblent stables, presque immuables : le droit de vote des femmes, l’accès équitable au système de santé, la non-ségrégation dans les écoles, le contrôle des armes à feux, etc. Avec l’invalidation en 2022 de l’arrêt Roe v. Wade aux États-Unis et la possibilité renouvelée des États d’interdire les arrêts de grossesse, il y a lieu de se demander quels autres droits seront révoqués dans les prochaines années. Cette régression, 50 ans après Roe v. Wade, indique qu’aucun acquis n’est à l’abri.

D’ailleurs, en mars l’an dernier, un média a demandé au sénateur républicain Mike Braun s’il serait logique, comme pour l’avortement depuis 2022, de décentraliser la législation sur les mariages mixtes vers chaque État plutôt que de la laisser au niveau fédéral. La réponse de l’élu de l’Indiana, un retentissant « oui », a fait sourciller. Il expliquait avec justesse que ce serait hypocrite de vouloir plus de pouvoir pour les États dans un cas mais pas dans l’autre. Braun s’est rétracté la même journée face au tollé général, mais la logique demeure la même : aucun acquis social n’est à l’abri d’une vague conservatrice.

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