La Constitution de 1793, une leçon pour nos démocraties?

Le 24 juin 1793, la Convention française adopte une Constitution éminemment progressiste et démocratique. Deux cent trente ans plus tard, que reste-t-il de ce texte, jamais réellement appliqué ? En cette période de crise de nos institutions et de défiance envers les gouvernements, peut-il servir à repenser le lien entre le peuple et ses représentants ?
À la suite de la convocation des états généraux de 1789, puis de la proclamation de l’Assemblée nationale, cette dernière débouche en septembre 1791 sur une monarchie constitutionnelle. La première Constitution de France reconnaît l’égalité en droits, les libertés individuelles et le droit de propriété. Le texte institue aussi la séparation des pouvoirs, quoique le monarque (pouvoir exécutif) puisse court-circuiter, grâce à un veto suspensif, l’action du pouvoir législatif. Rapidement, ce régime est désavoué par le peuple, qui renverse la monarchie le 10 août 1792. La République est proclamée dès l’automne.
Dans ces circonstances, la Convention doit rédiger une nouvelle Constitution en accord avec le régime républicain que la nation vient de se donner. La Constitution « la plus démocratique » de l’histoire du pays est adoptée le 24 juin 1793 et confirmée par un référendum — une première en France. Le texte s’appuie sur une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen mise à jour, qui précise que « tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi » (art. 3). Plus novateur, l’article 21 affirme : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » L’État a le devoir de « mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens » (art. 23).
Par ailleurs, il est proclamé que « la souveraineté réside dans le peuple » (art. 25) et qu’« un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution » (art. 28). Plusieurs mesures sont prévues pour éviter l’oppression : redevabilité des mandataires du peuple (art. 31), droit de résistance à l’oppression (art. 33) et droit à l’insurrection le cas échéant (art. 35). L’ensemble de la Constitution se base sur ces principes, qu’elle étaye. Une séparation stricte des pouvoirs est établie, avec une prépondérance du pouvoir législatif élu par le peuple pour faire les lois. Les droits susmentionnés semblent assez naturels et, pourtant, ils ne sont pas tous inscrits dans nos constitutions, encore moins systématiquement appliqués. Cette situation éclaire en partie le déficit démocratique actuel, qui implique son lot de défiance.
Déficit démocratique canadien
Par exemple, la Charte canadienne des droits et libertés, qui est enchâssée dans la Constitution de 1982 et à laquelle toutes les lois proclamées au Canada doivent se plier a priori, ne reconnaît pas l’égalité en nature des individus, mais seulement l’égalité devant la loi. Plus grave, aucune égalité économique (même relative) ni aucun secours public aux démunis n’est prévu dans cette Charte. Comment alors penser un exercice réel, pour toutes et pour tous, des libertés fondamentales et des droits démocratiques ?
En ne garantissant ni l’égalité en dignité (le terme n’apparaît pas dans la Charte), ni un minimum économique vital aux citoyens, ni les conditions matérielles d’exercice des autres droits, la Loi fondamentale canadienne est en porte-à-faux avec l’éthique démocratique. De ce point de vue, la Charte des droits et libertés de la personne du Québec fait mieux, en stipulant que « toute personne dans le besoin a droit, pour elle et sa famille, à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales » (art. 45).
Le droit à l’instruction est certes énoncé, mais avec une école à trois vitesses, comme c’est le cas au Québec, il est clair que nous ne garantissons pas à toutes les meilleures conditions pour réfléchir et agir dans notre société. Inégalités économiques et inégalités culturelles s’emboîtent et maintiennent le déficit démocratique. De plus, différents éléments compromettent nos institutions, dont le socle monarchique de notre système qui octroie le pouvoir suprême à un monarque non élu, sans redevabilité et de façon irrévocable. Ce système foncièrement antipopulaire décrédibilise notre démocratie ; il ne faut pas négliger sa portée dans la défiance envers le gouvernement canadien. Pourquoi le peuple ferait-il confiance à un système dans lequel il ne détient pas la souveraineté ?
Les difficultés pour modifier la Constitution nuisent aussi à la vie démocratique canadienne, d’autant plus que la population ne peut pas y jouer un rôle direct et qu’une modification concernant la monarchie canadienne devrait se soumettre à la « formule de l’unanimité ». Évidemment, le droit de résistance à l’oppression, voire le droit à l’insurrection, n’est pas prévu dans nos lois, bloquant à double tour l’action du peuple qui voudrait changer de régime. Enfin, la faible séparation des pouvoirs au Canada diminue la confiance des citoyens envers son gouvernement.
Le fait que la majorité du pouvoir législatif forme de facto le pouvoir exécutif, et que ce dernier nomme le pouvoir judiciaire (en la personne des juges de la Cour suprême) est un danger pour le fonctionnement démocratique de notre société et une raison de se détourner d’institutions jugées insuffisamment équilibrées.
La Constitution de 1793 était certes imparfaite et il serait naïf de croire qu’elle puisse répondre à tous nos problèmes démocratiques. Pourtant, ce document, particulièrement son préambule, a été forgé dans un contexte d’intervention directe du peuple dans les affaires publiques et d’intense démocratisme. Il énonce de nombreux droits qui pourraient garantir une meilleure démocratie et rétablir le lien de confiance entre le peuple et ses institutions.
L’abolition de la monarchie, une égalité économique au moins relative, une véritable éducation universelle, des institutions fondées sur la souveraineté populaire, une démocratie participative et une vraie séparation des pouvoirs sont toutes des solutions aux problèmes actuels. Il reste à se demander qui refuse de tels progrès, et pourquoi.
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