Doublement exploitées

« Ces femmes méritent, notamment, de ne pas être traquées par des enquêteurs de l’aide sociale comme elles le sont actuellement », écrit l’autrice.
iStock « Ces femmes méritent, notamment, de ne pas être traquées par des enquêteurs de l’aide sociale comme elles le sont actuellement », écrit l’autrice.

La ministre responsable de la Solidarité sociale et de l’Action communautaire, Chantal Rouleau, annonçait récemment plancher sur une grande réforme de l’aide sociale. Espérons que ce projet tiendra compte des recommandations maintes fois répétées à son ministère, dont celles qui concernent les femmes victimes de proxénétisme.

Ces femmes méritent mieux. Ces femmes méritent, notamment, de ne pas être traquées par des enquêteurs de l’aide sociale comme elles le sont actuellement. Toutes les intervenantes qui travaillent avec des personnes qui sont ou qui ont été en situation de prostitution vous le diront : les proxénètes, souvent les conjoints, mettent la main à la fois sur les revenus de prostitution et sur la prestation d’aide sociale dont dispose une bonne proportion des femmes qui ont des activités de prostitution.

Car personne ne sera surpris d’apprendre que la précarité financière peut mener à la prostitution… Que devant un maigre 700 $ par mois, certaines se tournent vers les nombreux « salons de massage » québécois ou vers les sites de prostituées sur lesquels on peut s’inscrire en quelques clics. Et sans surprise, le conjoint proxénète empoche tout : les gains de prostitution et le « chèque » d’aide sociale. Mais celle qui recevra un appel d’un fonctionnaire lui réclamant de l’aide sociale versée en trop parce qu’elle avait des revenus de « travail », c’est elle, pas lui.

Avec le professeur de droit de l’UQAM Martin Gallié, j’ai documenté le phénomène des « prestations reçues sans droit » en raison de revenus non déclarés provenant de la prostitution. La plupart de ces « fraudes à l’aide sociale » sont découvertes à la suite de dénonciation. Les montants ainsi réclamés pour fraude à ces personnes sont troublants, notamment au regard de la situation financière et sociale de ces personnes et de leur état de santé. Nous avons recensé les dossiers de ce type entendus par le Tribunal administratif du Québec (TAQ). Dans notre échantillon, le ministère réclame ainsi 23 821,70 $, en moyenne, aux prestataires, soit de 1100 $ à 84 000 $, pour des revenus de prostitution non déclarés.

À ces sommes qui doivent être remboursées s’ajoutent nécessairement les intérêts, dont la valeur dépasse souvent le montant des remboursements mensuels — ainsi qu’un arrêt de l’aide financière minimale de 100 $ par mois pour fausse déclaration. Je vous laisse deviner ce que plusieurs femmes font afin de se sortir de cette situation financière difficile… Eh oui, un retour à des activités de prostitution.

Encore récemment, comme on pouvait le lire dans Le Devoir, le Tribunal administratif du Québec confirmait la décision du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale qui réclame à une femme prestataire d’aide de dernier recours 2874,25 $ en raison de la comptabilisation de revenus de travail d’escorte et de masseuse érotique. Cette mère monoparentale recevait mensuellement sa maigre prestation d’aide de dernier recours et donnait la totalité de ses gains de prostitution à un homme.

Le TAQ a tranché, plus de six ans après la décision du ministère, et la requérante devra trouver une façon de payer cette somme, les intérêts affiliés et les frais de recouvrement. Elle n’a jamais vu la couleur de cet argent pour lequel elle est maintenant endettée.

En commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineures, nous avons plaidé pour que le ministère revoie sa pratique en matière d’enquêtes pour fraude dans le cas des personnes ayant obtenu des gains provenant de la prostitution. Pour nous, une réouverture des dossiers de personnes actuellement débitrices de l’État pour de telles demandes de recouvrement devait être envisagée.

Les commissaires ont été réceptifs à cette situation et ont inclus une recommandation à cet effet dans leur rapport final. Reste à souhaiter qu’un exemplaire de cet important rapport transpartisan soit envoyé au bureau de la ministre Rouleau.

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