Pornographie et liberté d’offenser

Dans son ouvrage Penser la pornographie (PUF, 2003), le philosophe Ruwen Ogien (1947-2017) réfute les arguments des pornophobes, qu’ils se disent conservateurs ou progressistes. Tandis que les uns considèrent la pornographie comme une menace pour la cellule familiale et les valeurs traditionnelles qu’elle incarne, les autres critiquent la dégradation des relations humaines qu’elle génère. Ses objections reposent sur une éthique minimale dont un des principes est celui de ne pas nuire à autrui.
Selon Ogien, on devrait considérer comme inoffensive la production ou la consommation d’images pornographiques, pourvu qu’elle ne porte pas préjudice à quiconque. Pour en discuter, il examine attentivement les points de vue des groupes d’individus s’opposant à la pornographie en misant sur une conception substantielle du bien sexuel prétendument inhérente à la nature humaine. Or, cette conception réprouve le droit des personnes adultes à décider ce qu’elles font de leur propre vie.
En tant qu’essai d’éthique appliquée, Penser la pornographie s’immisce dans un débat qui a toujours cours entre ceux qui, au nom de la dignité humaine, désirent réprimer la pornographie et ceux qui, tout en reconnaissant son existence, militent pour une tolérance quant aux désirs et aux goûts de chacun dans le respect des règles conformes à l’éthique minimaliste.
Des Idées en revues
Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte paru dans
la revue ESPACE art actuel, printemps-été 2023, no 134.
Quatre années plus tard, Ogien publie La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (La Musardine, 2007) et s’en prend, cette fois, à la censure dans le domaine de l’expression artistique. Il y défend la liberté d’offenser, celle d’exposer des oeuvres pouvant choquer dès lors qu’elle ne cause de tort à personne. Certes, les oeuvres d’art visuelles qui proposent à la vue des images jugées obscènes peuvent être jugées de mauvais goût et provoquer de la répulsion, mais faut-il les bannir pour autant ?
Pour se prémunir de l’indignation d’un certain public, les musées ou tout autre établissement culturel mettent en place une signalétique mentionnant que des oeuvres peuvent brusquer la sensibilité de certaines personnes. Ce fut le cas pour l’exposition Evergon. Théâtre de l’intime, présentée récemment au Musée national des beaux-arts du Québec, alors qu’un espace réservé aux oeuvres à caractère sexuel était proposé à un public averti. Dans ces conditions où l’on n’oblige personne à voir ces oeuvres, Ogien plaide pour une acceptation de la représentation de la sexualité dans des lieux publics.
Il faut dire, cependant, qu’avec l’avènement de l’Internet et la multiplication des écrans, la liberté d’offenser se déploie sur un tout autre terrain. Les images dites pornographiques peuvent facilement circuler, et je ne parle pas ici des sites Web de l’industrie du sexe qui offrent leurs produits au nom de la culture du divertissement. Sur les réseaux sociaux, la censure d’images confondant trop souvent nudité, érotisme et pornographie s’opère surtout par des algorithmes qui modèrent tant bien que mal le contenu diffusé.
Dans le dossier de ce numéro, portant sur l’association entre les arts visuels et la pornographie, le texte de Jessica Ragazzini rappelle justement le débat entourant les images d’oeuvres d’art qui ont été bloquées par Facebook. Son article analyse surtout les stratégies développées par certains musées pour contrer cette censure abusive. Toujours en lien avec la pornographie, les autres titres portent davantage sur la création d’oeuvres ou d’actions performatives qui explorent de différentes façons l’univers de la pornographie.
Cette incursion artistique peut indisposer certains lecteurs, mais elle participe à une réalité non négligeable d’attitudes d’artistes qui, depuis plusieurs années, explorent une autre pornographie — alternative, gaie, lesbienne, trans, queer, féministe — qui, à n’en pas douter, transforme les pourtours de la pornographie conventionnelle.
La pornographie dite commerciale se développe dans le giron d’une économie capitaliste qui s’insère principalement dans une histoire de la sexualité hétéronormative. Son marché a pour but de produire des images d’actes sexuels non simulés pouvant exciter et stimuler le plaisir sexuel masculin. C’est pour contrer cette vision phallocentrique que les textes de ce dossier s’inscrivent au sein d’un mouvement appelé « postpornographie ». Le « post-porn » s’identifie à une panoplie de pratiques minoritaires permettant d’assumer son corps sexué en dehors des diktats de l’industrie.
Codirectrice de ce dossier, Julie Lavigne, historienne de l’art et professeure au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal, propose une rétrospective de pratiques artistiques qu’elle nomme « autopornographie ». Comme plusieurs autres contributions à ce numéro, son texte analyse des revendications d’artistes dont l’approche critique souligne l’importance d’affirmer une dimension sexuelle parfaitement autonome, laquelle met en valeur d’autres représentations de la sexualité au sein d’une subjectivité créatrice de soi.
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