Quand les ados s’approprient la bibliothèque

L’auteur est le fondateur de Vive la ruelle et directeur de contenu du Group of Fifty. Il collabore également au Washington Post.
Vous souvenez-vous de la première fête d’ados à laquelle vous avez participé ? Est-ce un bon souvenir ? C’était peut-être un peu louche, vraisemblablement dans un appart vidé pour l’occasion de ses habitants usuels ou dans un sous-sol humide quelque part avec un tas de gars et de filles que vous ne connaissiez pas tous ? J’imagine aussi que personne ne savait trop comment se comporter ?
Il est vrai que c’est une période difficile, le début de l’adolescence : on doit apprendre à socialiser d’une toute nouvelle façon, on doit gérer des sentiments totalement nouveaux, et tout ça dans un corps qu’on reconnaît à peine. Je me souviens de cette période comme étant plutôt cauchemardesque. Et c’est pourquoi j’ai été aussi intrigué quand ma fille de 11 ans est rentrée avec une invitation pour une soirée d’ados à la bibliothèque. De tous les endroits possibles, ils avaient choisi une bibliothèque ?
Interdit aux adultes, disait le dépliant, ce qui m’a fait lever un sourcil. Ça disait aussi beaucoup d’autres choses bizarres à imaginer dans un temple du livre : DJ et danseurs, jeux d’arcade, combats de sumo (!), foot pool, minigolf, tatouages temporaires. Ça ne ressemblait à aucune soirée d’ados à laquelle j’avais pu aller quand j’avais son âge. Ma fille est partie avec quelques amis, et on m’a dit d’aller la chercher à la fin, à l’heure impensable de… 21 h !
Quand je suis arrivé, il m’a semblé que tout Rosemont–La Petite-Patrie était entassé sur les escaliers de la bibliothèque Marc-Favreau. Des dizaines de parents tendaient le cou pour jeter un coup d’oeil à une bibliothèque dans laquelle, bizarrement, nous n’avions pas le droit d’entrer. Des ombres d’enfants couraient au deuxième étage, le boum-boum-boum de la musique de danse résonnait. Autour de moi, beaucoup de visages perplexes.
« Ils mettent le feu, n’est-ce pas ? » m’a suggéré mon amie Caroline, dont l’enfant allait à la garderie avec le mien, quand je l’ai rencontrée. « Vraiment », ai-je répondu. Elle affichait un grand sourire, tout comme mon amie Anne-Frédérique que j’ai croisée un peu plus tard. Gabriela, en revanche, avait un air un peu plus inquiet. Elle est du Venezuela, comme moi, et l’idée d’organiser une grande fête dans une bibliothèque lui semblait aussi étrange qu’à moi.
Bientôt, j’ai commencé à comprendre qu’il y avait là un schéma : tous les parents immigrés semblaient… je ne veux pas dire « horrifiés », mais certes inquiets, tandis que tous les parents nés ici traitaient cette affaire comme la chose la plus normale du monde. « Ah ouais, grande fête, bibliothèque… c’est normal, t’sais. »
Quand les filles sont sorties, elles étaient super excitées. Elles criaient, se tapaient dans les mains, se montraient leurs tatouages temporaires. Elles avaient dansé comme des folles et adoré chaque minute de leur party. Tous les gamins qui sortaient de cette fête semblaient avoir découvert une nouvelle facette d’eux-mêmes. La place était bondée de jeunes en extase.
Quand j’ai demandé plus tard à Rémy Marcotte, chef de section à la bibliothèque Marc-Favreau, comment ils avaient pensé à organiser tout ça, il m’a répondu que différentes bibliothèques de Montréal avaient commencé à faire ces soirées d’ados en 2009, mais que la pratique avait été interrompue à cause de la pandémie. Le problème, selon M. Marcotte, c’est que « souvent, à cet âge, les ados viennent un peu moins à la bibliothèque. C’est comme si la bibliothèque était moins cool, ou ils ont d’autres intérêts ».
L’idée, c’est que les jeunes continuent à trouver quelque chose qui leur parle encore à la bibliothèque, poursuit M. Marcotte. « Nous, ce qu’on cherche, c’est que si un jeune peut se sentir à l’aise ici dans un moment de sa vie, qui peut être déstabilisant, s’il peut se sentir bien, trouver un refuge dans la bibliothèque, c’est tant mieux. »
Me rappelant mes premières soirées d’ados, autrement louches et traumatisantes, je suis parti de là en souriant. Ce moment difficile dans la vie de nos jeunes, les bibliothécaires de Montréal ont trouvé un moyen de le rendre amusant, sûr, accueillant et excitant pour tous. Ils ont réussi à créer des liens entre le quartier et sa bibliothèque de manière absolument captivante.
Puis, je me suis souvenu que mon amie Anne-Frédérique Champoux est elle-même bibliothécaire, alors je l’ai appelée pour lui demander comment elle avait trouvé tout cela. Comme moi, elle était impressionnée par le succès remporté par la fête. Et puis, elle m’a rappelé une phrase du spécialiste en bibliothéconomie R. David Lankes apprise dans sa pratique professionnelle : « Les mauvaises bibliothèques bâtissent des collections, les bonnes bibliothèques offrent des services, les grandes bibliothèques construisent des communautés. »
Nous, les Montréalais, avons vraiment de la chance d’avoir de si grandes bibliothèques.
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