Se dépêcher à faire mourir avant de faire vivre

L’élargissement de l’aide médicale à mourir à d’autres populations que celles ayant un problème de santé grave et irrémédiable mérite d’être remis en question, estime l’auteur.
iStock L’élargissement de l’aide médicale à mourir à d’autres populations que celles ayant un problème de santé grave et irrémédiable mérite d’être remis en question, estime l’auteur.

Dans les pages du National Post, il y a deux semaines, un texte relatait les résultats d’un sondage de Research Co. selon lequel plus du quart de la population canadienne serait favorable à l’idée de « prescrire le suicide assisté » à des personnes en situation d’itinérance. On y lisait aussi qu’une proportion semblable était d’accord pour élargir l’aide médicale à mourir aux personnes dont la seule affection est d’être pauvres. Les résultats de ce sondage donnent froid dans le dos.

Soyons clairs : prescrire le suicide assisté n’est pas si différent de participer à l’exclusion définitive de ces personnes en raison de leur condition sociale. Cependant, peut-on considérer un consentement comme étant véritablement « libre » sous une telle prescription, alors que les inégalités sociales de santé se creusent et que l’accès au logement et à des services sociaux et de santé se fait toujours plus difficile ?

La position que je m’apprête à défendre ici est bien impopulaire. Critiquer la façon dont l’aide médicale à mourir se déploie au Québec et au Canada signifie s’exposer au regard réprobateur d’une majorité de personnes qui ne voient dans cette mesure qu’une forme de « progrès social ». Or, l’élargissement de cette mesure à d’autres populations que celles ayant un problème de santé grave et irrémédiable, comme les personnes ayant une maladie mentale, qui sont défavorisées ou en situation d’itinérance, ou encore celles qui vivent avec un handicap, mérite d’être remis en question.

Le cas du handicap

Ma principale motivation à siéger au groupe d’experts formé par Québec pour examiner l’élargissement de l’aide médicale à mourir aux personnes handicapées était le recours initial à l’appellation inappropriée de « handicap neuromoteur », qui attribuait aux corps physiques l’origine du handicap.

L’appellation formulée par le groupe en guise de remplacement reflète mieux la compréhension contemporaine du handicap. On y parle plutôt de « déficience physique grave entraînant des incapacités significatives et persistantes ». Cette formulation a été retenue par les parlementaires dans le projet de loi, amendé mercredi par la commission. Si le projet de loi est adopté, il entrera en vigueur dans les neuf mois suivant son adoption.

Cependant, le mandat du groupe d’experts ne se résumait pas à choisir un terme de remplacement. Il s’agissait aussi d’élaborer des balises concernant l’élargissement de l’aide médicale à mourir en évitant de porter préjudice aux personnes ciblées par cette mesure. Ce second volet était tout aussi important, comme il s’agit de remettre à des médecins et à des infirmières le pouvoir d’administrer la mort à des personnes vivant avec un handicap.

Nous avions le devoir de prendre toutes les précautions nécessaires afin de ne pas répéter l’histoire. Et pour ne pas répéter l’histoire, il faut l’enseigner.

Plusieurs médecins et infirmières ignorent que des « professionnels compétents » comme eux ont donné la mort à 200 000 personnes handicapées dans le cadre du programme d’euthanasie lors de la Seconde Guerre mondiale. Quoiqu’extrême, cette mesure était vue comme un soin médical, car selon les personnes impliquées, on ne pouvait prétendre prendre soin de ces personnes en les gardant en vie. On leur donnait la mort sous prétexte que leur vie « ne méritait pas d’être vécue ». Aux yeux du personnel médical, ces personnes n’étaient pas véritablement des personnes, car elles ne pouvaient pas réaliser même la moindre activité de base sans nécessiter l’aide d’autrui.

En Allemagne, le programme d’euthanasie s’est installé progressivement, dans un contexte de contraintes financières, après la Première Guerre mondiale, qui remettait en question la capacité de prendre soin de ces personnes. De telles mesures eugénistes ont aussi été implantées au Canada et au Québec.

Bien que fort inconfortable, cette partie sombre de l’histoire devait absolument se retrouver au rapport du groupe d’experts, au-delà d’une simple note de bas de page.

Un débat précipité

Le groupe d’experts s’est réuni à 11 reprises en l’espace d’à peine un mois. Le rapport final a été déposé le 16 mai dernier, en réponse aux exigences de rapidité imposées par le système parlementaire. Pourrait-on imaginer la même précipitation s’il avait été question de créer une politique visant à donner la mort à n’importe quel autre groupe de la population ?

Trois jours avant le dépôt, une dizaine de groupes de défense des droits des personnes handicapées étaient venus faire part de leurs préoccupations et recommandations au groupe d’experts lors d’un forum auquel assistaient aussi des parlementaires, dont la ministre. Comme aucune rencontre du groupe d’experts n’avait lieu après cette rencontre, aucune de leurs recommandations n’a pu être incorporée au rapport final.

Certains demandaient des balises supplémentaires, dont le recours systématique à un pair expert pour accompagner les personnes demanderesses dans ces démarches.

D’autres ont demandé que l’accès à un revenu décent, à un logement accessible et à des ressources de soutien à l’autonomie soit considéré comme facteur influant sur les demandes d’aide médicale à mourir, et que soit ajusté le tir advenant des abus. Il faut rappeler que les personnes handicapées, tout comme celles ayant une maladie mentale, sont beaucoup plus sujettes à se retrouver en situation de précarité économique que le reste de la population.

Avant même que la loi ne soit adoptée, l’un des participants au forum a raconté qu’une préposée aux services à domicile lui avait proposé d’envisager l’aide médicale à mourir quand ce sera possible. Soudainement, le désir de « prescrire le suicide assisté » ne semble plus si lointain.

En somme, tous les groupes ont réitéré la nécessité de soutenir ce qui fait que la vie mérite d’être vécue pour une personne handicapée avant de se précipiter à lui proposer d’y mettre fin.

L’élargissement de l’aide médicale à mourir pour les personnes ayant une déficience physique ouvre la porte à des dérives importantes, avec très peu de balises solides pour les prévenir. En voyant la détermination avec laquelle le gouvernement s’apprête à élargir l’admissibilité pour d’autres populations, il y a lieu de s’inquiéter et de prendre le temps nécessaire, voire de faire marche arrière, avant de franchir une limite qu’on va regretter.

* Ont aussi signé cette lettre :

  • Dave Holmes, professeur titulaire, École des sciences infirmières, Chaire de recherche en soins infirmiers médico-légaux, Université d’Ottawa ;
  • Emmanuelle Bernheim, professeure titulaire, Section de droit civil, Université d’Ottawa, Chaire de recherche du Canada en santé mentale et accès à la justice ;
  • Marie-Josée Drolet, professeure titulaire et éthicienne, Département d’ergothérapie, Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)
  • Pierre Pariseau-Legault, professeur agrégé, Département des sciences infirmières, Université du Québec en Outaouais (UQO)
  • Dahlia Namian, professeure agrégée, École de travail social, Université d’Ottawa
  • Georgia Vrakas, psychologue, professeure agrégée, Département de psychoéducation et travail social, Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)
  • Bogdan Ovcharuk, étudiant au doctorat en science politique, Université York
  • Édith Perrault, étudiante au doctorat en droit, Université d’Ottawa
  • Anne Thibault, avocate et étudiante à la maîtrise en droit, Université d’Ottawa
  • Isabelle LeBourdais, étudiante au doctorat en science politique, Université York
  • Vika Vinik, étudiante au doctorat en science politique, Université York
  • André Prévost, directeur général de la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec (COPHAN)
  • Paul Lupien, président de la COPHAN
  • Steven Laperrière, directeur général du Regroupement des activistes pour l’inclusion au Québec (RAPLIQ)
  • Jasmin Lemieux-Lefebvre, coordonnateur du réseau citoyen Vivre dans la dignité
  • Amy Ma, du mouvement Le handicap sans pauvreté
  • Dominique Salgado, directeur général du Comité d’action des personnes vivant des situations de handicap (CAPVISH)

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