Les enfants, nos mal-aimés

« Des voix se lèvent de partout à travers le monde pour défendre les besoins uniques à l’enfance », rapporte l’autrice.
Photo: iStock « Des voix se lèvent de partout à travers le monde pour défendre les besoins uniques à l’enfance », rapporte l’autrice.

Arrêtons-nous un instant. Songeons aux communautés vulnérables. Au profit de quelle population, sinon celle des enfants, bâtissons-nous un hôpital dont le design prétendument dernier cri fait l’économie des accommodements nécessaires pour ses besoins fondamentaux ? (Un matin durant, à l’Hôpital de Montréal pour enfants, nous avons tenté de trouver des toilettes adaptées à un enfant de trois ans ; vain espoir.)

Quelle population, sinon celle des enfants, l’appareil législatif autorise-t-il à être déclarée non grata au sein de logements, de restaurants et d’hébergements ? (En attente peut-être de connaître l’équivalent de la vague « pet friendly ».) À l’égard de quelle population, sinon celle des enfants, les recommandations officielles en matière d’alimentation, d’activité physique et d’accès aux écrans se voient-elles être négligées au sein des institutions publiques censées servir de phare dans le développement social, physique, intellectuel ?

Quelle population, sinon celle des enfants, se voit prescrire des psychostimulants (considérés ailleurs comme des stupéfiants) de manière sans cesse grandissante, afin de « traiter » des comportements jugés incompatibles avec le système éducatif ? Sur quelle autre population cautionnons-nous l’usage systématique de méthodes de régulation du comportement (les fameuses « récompenses ») au-delà de nos compagnons animaux domestiques (pour lesquels un nombre grandissant de spécialistes, de surcroît, refuse vertement toute approche punitive comme outil de dressage) ?

Quelle autre population, sinon celle des enfants, est à peine nommée dans les débats qui concernent sa vie et sa survie (relisons les articles publiés au fil du dernier mois), y compris dans les titres des institutions qui leur sont en principe vouées ? (« Enfants », « jeunes » et « élèves » semblent faire office de synonymes au Québec.)

À l’endroit de quelle autre population, sinon celle des enfants, acceptons-nous de verbaliser et d’entendre notre aversion décomplexée avec l’usité « moi, je n’aime pas les enfants » ? (À moins, bien entendu, qu’elle soit devenue une pièce si vitale à la survie de nos finances que les législateurs en matière de lois du travail lui trouvent illico une place parmi nous, malgré certains sceptiques.) Tout cela, cette population le subit sans provoquer une quelconque indignation publique audible.

Des voix gênantes

Pourtant, des voix se lèvent partout dans le monde pour défendre les besoins uniques à l’enfance. Ces voix, venant de psychologues et de médecins, parfois de pédagogues, nous appellent à « briser le cycle des violences » envers les enfants. Violences physiques, il va de soi, mais aussi physiologiques, émotionnelles et sociales.

Nombre de ces voix conçoivent les comportements dérangeants et « inadéquats » comme une façon pour les enfants de communiquer leurs difficultés selon les moyens physiologiques, émotionnels et neurologiques qui sont les leurs. Ces voix parlent à l’unisson : c’est en offrant de l’attachement émotionnel, de la reconnaissance et de la présence que nous pouvons mener à bien notre mission d’aider l’enfant à traverser ses grandes émotions à l’intérieur des limites acceptables pour la vie en société.

L’ennui dans cette vision des enfants, qui acquièrent alors l’outrageux droit d’exister comme des personnes à part entière, c’est que le gros du travail à faire se situe du côté de l’adulte, le seul de qui on peut escompter un cerveau mature.

Une école

Ayant grandi dans un pays où l’école existe encore de nos jours majoritairement à temps partiel, il n’y a pour moi rien de naturel ni de nécessaire à contraindre l’enfance à répondre à des objectifs de réussite et de performance huit heures par jour. D’un côté, les enfants : huit heures durant, à part quelques moments d’activités libres, ils doivent se nourrir le cerveau et autoréguler leurs émotions et comportements, sans manquer de faire le repas sur leur pupitre. Cela n’eût-il pas suffi, ils rentrent à la maison déjà à 7 ans avec près d’une heure de travaux scolaires à réaliser avant de pouvoir s’abandonner à leur sommeil (ou non).

De l’autre côté, les enseignantes : durant autant d’heures, elles doivent transmettre la matière et gérer des émotions et des comportements de petits humains dont les corps sont encore fondamentalement « pur mouvement », selon les mots de la militante brésilienne pour l’enfance Ana Bruno. Qui d’entre nous parviendrait à tenir l’un ou l’autre de ces rôles en gardant un semblant de santé mentale, émotionnelle, physiologique ? Certainement pas moi.

À moins, certes, de procéder à certains compromis (grâce aux controversés TBI, à l’oeuvre depuis 2011, on compte sur l’aide de YouTube pour les tâches d’alphabétisation, alors que les gadgets informatiques individuels dont disposent les écoles les plus chanceuses initient déjà les jeunes de la maternelle aux plateformes « gratuites » de Google Classroom).

Nous le savons trop bien, le système est brisé de toutes parts, et personne n’a de solution. Il faut davantage de personnel, de meilleures conditions de travail, des structures saines, sécuritaires et esthétiquement agréables à vivre. Et encore, cela ne suffirait pas. Non si nous faisions le choix de devenir une société respectueuse de l’enfance, des enfants et de leurs particularités physiques, cognitives, émotionnelles, neurologiques. Tant s’en faut.

La voie des contre-évidences

Nous craquons pour les « miniadultes ». Aussi poussons-nous les enfants à s’adapter à notre monde jusqu’à en devenir des extensions. Monde productiviste et disciplinaire par excellence, capitaliste pour le dire crûment, de l’enfance à la vieillesse. Horizon du système scolaire, le marché du travail contemporain est aussi le moteur des pathologies les plus variées. Des études concluent que le simple fait de se tenir en position assise huit heures par jour va à l’encontre des besoins physiologiques d’un adulte.

Études de toute évidence inutiles, car nous nous acharnons sur le modèle sacré de l’école où les enfants doivent apprendre à se tenir assis et à nourrir corps et cerveau avec deux misérables périodes d’éducation physique par semaine. En allant à contre-courant des évidences scientifiques, mais avant toute chose des signes alarmants qu’ils nous lancent à la figure (parfois avec leurs chaises), c’est à l’encontre de nos enfants que nous avançons.

Exister à l’encontre des besoins et des limites de leur âge physiologique et neurologique, sans troubler le bon roulement de notre monde à nous. Voilà le peu que nous exigeons à cette caste royale. Désinhibés, nous leur « volons leur adolescence », après leur avoir volé l’enfance, et nous osons encore croire à l’avenir de la société.

Heureusement, notre chair est animale. Le vivant possède ses limites. Enseignantes et enfants craquent par-ci par-là. Aurons-nous le courage et la maturité de répondre à leurs appels à l’aide et de nous questionner quant aux raisons d’un nombre toujours plus grand d’enfants porteurs de « troubles de comportement » requérant des « consultations » ?

Saurons-nous un jour souhaiter à nos enfants davantage que de « survivre » grâce à leur épatante « résilience » ? Chose certaine, l’émancipation de certaines populations (dans lesquelles je m’inclus comme femme-mère) ne saurait se faire aux frais existentiels des plus vulnérables de la société. L’avenir n’aura de cesse de nous le rappeler.

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