Idéologie ou réalité, le système d’éducation à trois vitesses?

Le terme « école à trois vitesses » n’est ni un slogan ni une idéologie, mais simplement une expression pacifique choisie par des chercheuses et chercheurs québécois pour dénoncer la propension au déséquilibre au sein du système éducatif et ses conséquences.
Des expressions plus connotées sont utilisées ailleurs dans le monde pour signifier la même chose. En Belgique, on parle de ségrégation, en France, d’évitement social pour rendre compte des pratiques de sélection et de séparation précoces des élèves sur la base de leurs performances scolaires et, de façon subtile, de leurs origines familiales, sociales et ethnoculturelles. Le déséquilibre qui en résulte nourrit le maintien, voire l’accentuation des inégalités sociales en éducation et, par conséquent, constitue un obstacle réel à la justice scolaire et à l’équité.
Il revient à tous les citoyens de rester aux aguets pour contrecarrer autant que possible cette situation et éviter ainsi que le système éducatif ne s’éloigne des principes de démocratie scolaire. Au Québec, la dénonciation de ce risque d’éloignement ne date pas d’hier, puisqu’elle a été au coeur des débats des États généraux sur l’éducation de 1995-1996.
En plus de l’intensification des pratiques de sélection par le réseau d’établissements privés qui ne cesse de s’agrandir, les représentants de la société civile (associations, syndicats, etc.) pointent du doigt le glissement vers la scission progressive du système scolaire public en deux entités : l’école publique ordinaire, dite régulière, et les programmes publics à caractère sélectif, dont les programmes d’éducation internationale occupent le sommet.
Nombre de participants aux États généraux ont identifié cette balkanisation comme l’une des causes des disparités de réussite scolaire et comme responsable des taux de décrochage élevés dans les écoles de milieux défavorisés. On se rappellera que les gouvernements successifs se sont montrés à l’aise avec la situation, laissant faire le privé, encourageant les établissements publics à se rapprocher du privé en adoptant ses pratiques. Ils sont même allés plus loin en finançant des projets particuliers dont la sélection des élèves, la différenciation et la hiérarchisation des apprentissages constituent le noyau.
Ce laisser-faire à la sélection a ouvert la porte à la concurrence entre les familles pour une « bonne » école, une bonne formation et une compétition entre les écoles pour « attirer » les bons élèves. Il a généré une culture de magasinage d’écoles par les parents, de clientélisme, de différenciation des apprentissages et de formations inégales sur le plan des connaissances et de l’encadrement pédagogique. Bref, c’est ce que plusieurs chercheurs universitaires appellent le marché ou le quasi-marché scolaire, car même s’il n’y a pas d’échange d’argent, le jeu de l’offre et de la demande y est évident.
Plutôt que de ralentir ou de se stabiliser, ce mouvement s’est plutôt accéléré au cours des deux dernières décennies. Aujourd’hui, pour survivre à la concurrence ou se distinguer, chaque école, privée ou publique, doit offrir des programmes enrichis à une partie de ses élèves. Tous les élèves n’apprennent plus ni les mêmes matières, ni avec les mêmes méthodes, ni avec les mêmes ressources. Ils n’avancent plus au même rythme, ils ne grandissent plus ensemble !
C’est ce que les Québécois qualifient, ni plus ni moins et avec raison, d’école à trois vitesses ! Ce n’est pas du tout une idéologie. Cette segmentation constitue un problème réel qu’une société comme la nôtre, qui adhère à la valeur de l’éducation comme le meilleur investissement pour former les jeunes à « vivre ensemble » et à constituer une société de demain plus cohésive, doit affronter. Mais cela exige que nos politiciens y croient et engagent des actions appropriées.
Rien de surprenant alors si, aujourd’hui, fréquenter les programmes enrichis au public et les écoles privées est un privilège pour les mieux nantis et donc pour les élèves dont les parents sont assez scolarisés pour mieux les préparer à la sélection — ceux-ci ayant plus de ressources pour en supporter les coûts financiers. Rien d’étonnant non plus qu’ils accèdent majoritairement au cégep, mais surtout à l’université, encore plus dans les filières conduisant à des professions prestigieuses.
Il faut rappeler que, sans être obligatoire, l’enseignement supérieur est un bien commun et que l’accès au cégep et à l’université, comme à leurs diplômes, ne devrait pas être un privilège. Ces constats s’appuient sur des données statistiques fiables, issues de différentes sources (Statistique Canada, ministère de l’Éducation du Québec, etc.) et analysées avec des méthodes rigoureuses. Ils sont loin de la partisanerie, du militantisme ou de l’idéologie.
Au contraire, nier ou ignorer cette réalité de l’existence du marché scolaire, d’une école à trois vitesses, voire à plusieurs vitesses, et de ses effets négatifs sur la démocratisation de l’éducation au Québec semble cacher une certaine idéologie s’éloignant du droit à l’éducation inscrit dans la Loi sur l’instruction publique.
* Ont aussi cosigné ce texte :
Marie-Odile Magnan, professeure titulaire, Université de Montréal
Frédéric Deschenaux, professeur titulaire, Université du Québec à Rimouski
Marc-André Éthier, professeur, Université de Montréal
Frédéric Yvon, professeur, Université de Montréal
Françoise Armand, professeure titulaire, Université de Montréal
Geneviève Carpentier, professeure, Université de Montréal
Rola Koubeissy, professeure, Université de Montréal
Claude Lessard, professeur émérite, Université de Montréal.
Sivane Hirsch, professeure titulaire, Université du Québec à Trois-Rivières
Corina Borri-Anadon, professeure titulaire, Université du Québec à Trois-Rivières
Stéphane Moulin, professeur titulaire, Université de Montréal
Chantale Jeanrie, professeure titulaire, Université Laval
Martial Dembélé, professeur titulaire, Université de Montréal
Claude Trottier, professeur émérite, Université Laval
Adriana Morales-Perlaza, professeure agrégée, Université de Montréal
Julie Larochelle-Audet, professeure, Université de Montréal
Mélanie Paré, professeure agrégée, Université de Montréal
Catherine Maynard, professeure, Université Laval
Jean Bernatchez, professeur titulaire, Université du Québec à Rimouski
Pierre Doray, professeur associé, sociologie, Université du Québec à Montréal
Benoît Laplante, professeur titulaire, Institut national de la recherche scientifique
François Bowen, professeur titulaire, Université de Montréal
Francisco Loiola, professeur titulaire, Université de Montréal
Marc-André Deniger, professeur honoraire, Université de Montréal
Christian Maroy, professeur honoraire, Université de Montréal