Censure à l’université, entre la «panique morale» et le déni du réel

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte à paraître dans la revue Bulletin d’histoire politique, 2023, volume 30, no 3.
On constate depuis quelque temps dans les médias et dans certains ouvrages polémiques un usage fréquent de la notion de « panique morale ». Présentée comme une notion « scientifique », elle a notamment été invoquée contre les personnes qui dénoncent des censures et annulations dans le monde universitaire et culturel. Or, il est étonnant de constater que son inventeur, le sociologue de la déviance Stanley Cohen, était plutôt conscient de proposer non pas une notion « scientifique » mais bien une notion normative utile aux fins de ce qu’il appelait sa propre « cultural politics ».
Dans un texte autobiographique éclairant, portant le titre significatif Whose side were we on ? The undeclared politics of moral panic theory, il affirmait clairement qu’il y a de « bonnes » et de « mauvaises » paniques morales et que les partisans de sa notion étudient surtout les « mauvaises paniques morales », c’est-à-dire celles qu’ils n’aiment pas, et doivent prendre parti dans cette lutte normative en se plaçant du côté de ceux qu’ils considèrent comme « dominés », sous une forme ou une autre.
Cohen était toutefois suffisamment réflexif pour admettre qu’il est plus facile pour les sociologues des paniques morales de s’identifier aux entrepreneurs moraux qui sont proches d’eux en termes de « classe sociale, éducation et idéologie ». Sa notion étant devenue à la mode, il vaut la peine d’interroger de plus près son statut épistémique plutôt flou qui contribue à son usage incontrôlé et de plus en plus vide car, comme le disait déjà Aristote, une notion qui s’applique à tout est vide de contenu.
Notons d’abord que le choix du terme « panique » évoque une réaction forte et soudaine, tendant vers l’irrationnel ; il a donc une connotation nettement négative. Ce seul choix assure que son usage ne peut être que polémique et ne fonctionner que comme une insulte. Car qui peut dire qu’il est heureux de paniquer ? L’idée centrale qui donne son sens à cette notion est bien celle de la soudaineté de la réaction. Comme il y a plusieurs types de paniques, reste à préciser le sens que Cohen donne à « morale ».
Bien que centrale à son ouvrage sur la question (Folks Devils and Moral Panics. The Creation of Mods and Rockers), Cohen élabore très peu et semble prendre l’expression pour évidente, se contentant de dire que la panique morale menace les « valeurs et les intérêts de la société ». Mais le flou apparaît aussitôt avec l’ajout de la notion d’intérêts qui ne relève pas du registre moral au sens habituel du terme. Plus intéressant encore, Cohen insiste peu sur la variable temporelle, à savoir la nécessaire soudaineté associée à toute panique non métaphorique.
Ce mélange entre « valeurs » et « intérêts », l’usage conjoint de deux mots symboliquement forts et, enfin, le flou entourant la temporalité des actions ont, à notre avis, fortement contribué à la popularité de cette notion et surtout à son extension abusive à toute situation déplaisant à quelqu’un qui peut alors affirmer que ses adversaires paniquent. Un texte récent signé d’un doctorant en sociologie nous annonçait même « Une panique morale nommée « pourboire » » (Le Devoir, 4 août 2022) !
Sans surprise, l’analyste identifiait comme responsables de cette prétendue panique les « chroniqueurs conservateurs », comme si le simple fait de poser la question de la légitimité de certains pourboires entraînait ipso facto condamnation. Surtout, on peut déplorer qu’au lieu d’expliquer les phénomènes, des sociologues préfèrent jouer aux moralistes et prononcer des sentences.
Qui panique ?
Or, si l’on s’en tient à une définition précise de panique morale, on arrive curieusement à la conclusion que les paniques observées dans le monde universitaire depuis quelques années ont toutes été le fait de quelques étudiants ou étudiantes ayant lancé des alertes, aussitôt suivis par des directions universitaires qui ont (en quelques heures ou quelques jours) réagi par des communiqués ou même des suspensions. Ces réactions correspondent parfaitement à la notion de panique morale. Quant aux réactions de la plupart des universitaires, elles ont été majoritairement posées et argumentées et se sont étirées sur plusieurs mois et même années, temporalité incompatible avec la notion polémique de « panique » mais propre à la pensée réfléchie.
En fait, une autre notion analysée par Cohen et curieusement ignorée des aficionados de la « panique morale » nous semble plus utile pour comprendre la controverse sur la censure dans le monde universitaire : celle de déni (States of Denial. Knowing About Atrocities and Suffering). Cohen était en effet conscient que s’il existe bel et bien des paniques morales, il existe aussi des stratégies de déni. Il en identifie trois sortes : le déni littéral (rien n’est arrivé), le déni interprétatif (quelque chose est arrivé mais ce n’est pas ce que vous croyez) et le déni d’implication (ce qui est arrivé n’est pas mauvais et n’a pas les conséquences que vous croyez).
Ces notions nous semblent parfaitement adaptées pour expliquer pourquoi certaines personnes semblent incapables d’admettre une réalité pourtant évidente, que seule une forme extrême d’aveuglement volontaire et de déni peut expliquer.
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