L’autre et le klaxon

À la suite du tragique accident qui a coûté la vie à une écolière, un comité de citoyens de mon quartier a milité pour un apaisement de la circulation, autour de l’école en question. Le mot apaisement m’apparaît fort bien choisi. Il manque désespérément à cette époque.
Que nous nous retrouvions derrière notre volant ou derrière un clavier, il semble que ce pauvre petit pouvoir nous transforme, nous détériore moralement et donne de nous-mêmes une version tristement caricaturale. Nous devenons soudain comme ce grand chien, dans le dessin animé de Disney : citoyen modèle, courtois, dès qu’il monte dans sa bagnole, il devient une sorte de démon pétri d’impatience !
Réseaux routiers, réseaux sociaux, ces autoroutes se ressemblent ; rage au volant, rage à l’écran y sévissent trop régulièrement. Est-ce la vitesse ? Est-ce la distance ? Est-ce, dans un cas comme dans l’autre, notre enfermement dans une solitude illusoire ? Ou, plus largement, est-ce le désarroi de cette époque qu’on nous présente comme un prélude à l’apocalypse, qui nous use, nous exaspère et nous met toutes et tous à cran ?
Toujours est-il que, d’un coup, l’autre n’existe plus vraiment, qu’il s’en trouve réduit à être un obstacle sur notre route, une coquille dans notre texte. On se demande même à quoi il peut bien servir, cet autre, comme on le fait pour le maringouin, le python royal ou ce chanteur qui nous déplaît.
Comme si ce qui justifiait l’existence de quoi que ce soit était de permettre la nôtre, ou de nous être agréable… Enfin. Depuis que le Soleil ne tourne plus autour de la Terre, c’est visiblement autour de l’ego qu’il trace ses orbes.
Pauvre autre ! On le juge avec une dureté et un manque de nuances qui nous sont bien étrangers à l’heure de l’autocritique, quand elle vient.
Savoir (se) conduire
Nous avons tant de bonnes raisons pour tout, nous, même le pire, et tant de circonstances atténuantes. Tandis qu’à l’autre, on lui dénie même ses circonstances exténuantes. Lorsqu’on le croise sur Internet ou sur la route, à ce moment précis, cet autre n’a pour nous ni passé ni blessures ni maladies, cet autre n’est plus qu’une version, comment dire, inexacte et déphasée de nous-mêmes. On jurerait même qu’on l’a placé là exprès pour faire monter, encore un peu, la pression de cette époque déjà hystérique.
Pourtant, tous ces autres, que je les précède, les suive ou les croise, ne sont en rien des obstacles jetés sur ma route. D’ailleurs, ils ne sont pas plus sur ma route que je suis sur la leur ! Nous partageons un espace commun. La route est la quintessence de l’espace public.
Ces autres ne sont que d’autres mortels comme moi, avec une enfance, un dossier médical, un petit à la garderie, une parente au CHSLD, un itinéraire compliqué, des cônes orange plein l’agenda, et qui vivent peut-être une journée difficile, au moment où je les croise.
Un dispositif ancien, d’une grande simplicité, illustre à merveille cette myopie émotionnelle, ce manque d’empathie et de savoir-vivre : le klaxon. Ou plutôt son utilisation. Car, en soi, c’est un accessoire très utile. Il peut empêcher des accidents ; sa fonction première est l’alerte. Alerter de quoi ? De notre présence, évidemment. De notre présence qui veut avancer, tourner, ne pas se faire rentrer dedans, etc. De notre présence ennuyée, inquiète, exaspérée, impatiente, princière, bref de notre très très importante présence.
Certes, l’usage du klaxon est permis par la loi, mais la vente d’alcool aussi, et dans les deux cas, la modération a bien meilleur goût. Un violent coup de klaxon peut hérisser l’humeur de tout un chacun dans un rayon de cent mètres, tant ce son est agressant ; on en a tous fait l’expérience. C’est comme un mauvais sort lancé à la ronde, au quotidien au grand complet !
Pour rappeler à quelqu’un que le feu est passé au vert, on n’a pas à faire sauter le pont de la rivière Kwaï. Un petit coup sec fait l’affaire. Il est bien de savoir conduire, mais savoir se conduire est encore mieux.
Le commerce du bêtisier
Quittons un instant le réseau routier pour retourner sur les réseaux sociaux, soucieux, et sourcillant, là où cette créature irrésistible et insupportable, l’autre, est légion, une légion qu’on laisse traverser sans vergogne notre intimité.
Rappelons-nous d’abord que si nous croisons ce chauffard qui roule à contresens sur l’autoroute de nos valeurs ou qui écrit des insignifiances en majuscules criardes, c’est que nous avons choisi, en quête éternelle de pouces levés et de cœurs colorés, de partager avec lui cet espace collectif. (L’adjectif dont je viens de me servir pour qualifier les majuscules me rappelle, avec à-propos, qu’un klaxon, on appelait ça un criard, quand j’étais petit !)
« Mais que dis-tu, chroniqueur ! ? N’a-t-on pas le droit de juger ? Ne le fait-on pas systématiquement ? Esprit critique n’est-il pas un pléonasme tant il est dans la nature d’un être intelligent de passer le réel au crible de ses valeurs et de sa réflexion ? N’a-t-on pas droit à la colère et à l’indignation ? »
Bien sûr, lectrice. Évidemment, lecteur. Mais ce n’est pas de cela que je parle et je crois que vous le savez bien. Ne l’avez-vous pas entendu, vous aussi, cet animal grondement qui précède la vertueuse indignation ? L’érection de l’index hors du poing pour désigner le fautif ou le ridicule vient avec une sorte de contentement malsain, une montée de salive qui n’a rien d’éthique, me semble-t-il. J’aimerais bien l’analyser, cette salive… Elle n’est sans doute pas exempte de colère impuissante, d’amertume, d’envie, de l’enivrante euphorie de faire partie de la meute des bons. On sent un appétit de s’indigner, de klaxonner, de s’en prendre à quelqu’un ou quelque chose, avant même que ce quelque chose ne se soit produit ; on sent une frustration, une colère, préexistantes, qui n’attendent qu’un alibi pour cracher leur bile noire en petits caractères sur fond blanc.
L’index accusateur, comme un chien de chasse, est lâché dès le lever du jour. D’ailleurs, plusieurs font même métier de dénicher la bêtise ou le sot de la semaine. Le bêtisier est, de fait, un chouette petit commerce : peu d’efforts intellectuels, beaucoup de crédit médiatique, avec en prime la sympathie d’un public trop heureux de se retrouver du bon côté de la moquerie. Je devrais m’y mettre ; mais je n’ai pas la bosse des affaires.
Je suggère plutôt, avant de prendre le volant ou le clavier, quelques respirations ventrales profondes, suivies de petits exercices d’empathie et d’autocritique, le tout complété par deux minutes de silence. Cela pourrait nous amener à poser des gestes, et des mots, qui contribueraient un peu à l’apaisement, cet apaisement dont on a tous et toutes besoin, notamment aux intersections situées près des écoles…
Ainsi que sur la grande place numérique où la lapidation fait un retour en force qui ne présage rien de bon.