Déprofessionnaliser l’enseignement

«Nous nous trouvons à une croisée des chemins dans l’histoire de la profession enseignante, soit le passage d’un courant axé sur la professionnalisation à celui de la déprofessionnalisation», écrivent les auteurs.
Photo: iStock «Nous nous trouvons à une croisée des chemins dans l’histoire de la profession enseignante, soit le passage d’un courant axé sur la professionnalisation à celui de la déprofessionnalisation», écrivent les auteurs.

Depuis peu, le ministre Drainville multiplie les initiatives visant à faciliter l’accès à la profession, former les enseignants non qualifiés le plus rapidement possible et retenir les enseignants en poste, dans un contexte de pénurie d’enseignants généralisée. Or, plusieurs de ses initiatives ont pour effet d’abaisser les critères d’accès à la profession et raccourcissent la formation des enseignants. En plus d’avoir des impacts négatifs très importants sur la valorisation de la profession, reconnue comme étant l’un des meilleurs leviers pour améliorer l’attraction et la rétention des enseignants, ce type de mesures vient contrecarrer les efforts de professionnalisation de l’enseignement en cours depuis le XXe siècle.

La professionnalisation des enseignants

Dans les années 1960, on assiste au transfert complet de la formation des enseignants vers les universités. Deux voies mènent alors à la profession : un baccalauréat de trois ans ou, pour les détenteurs d’une majeure dans une discipline de l’enseignement secondaire, un certificat en pédagogie de premier cycle de 30 crédits donnant accès à l’enseignement secondaire. Les deux voies de formation étaient suivies d’une période probatoire de deux ans.

Selon Maurice Tardif, sociologue de la profession enseignante, cette réforme visait à faire de l’enseignant un professionnel compétent et spécialisé dans un champ et une matière. Elle s’opposait à la conception de l’enseignement comme vocation ou comme apprentissage sur le tas.

La réforme Chagnon, adoptée en 1994, abolit le certificat en pédagogie et instaure les baccalauréats de quatre ans comme seule voie menant au brevet d’enseignement. Étant perçue comme un échec, la période probatoire est éliminée. Au même moment est créé le Comité d’agrément des programmes de formation à l’enseignement (CAPFE), une structure autonome et indépendante chargée d’agréer et d’évaluer les programmes de formation à l’enseignement.

Diversification des voies d’accès à la profession

En 2008, des pénuries d’enseignants sont observées dans certaines disciplines, en particulier au secondaire. Une première maîtrise qualifiante en enseignement secondaire de 60 crédits est créée, sur recommandation du CAPFE, malgré certaines réserves. S’adressant aux titulaires d’un baccalauréat disciplinaire dans une discipline enseignée au secondaire, elle donne accès au brevet d’enseignement. Dans la même lignée, en 2019, puis en 2021, le ministre Roberge a pris la décision de passer outre l’avis négatif du CAPFE et d’autoriser la création de deux maîtrises qualifiantes en éducation préscolaire et en enseignement primaire, ce qui n’avait jamais été vu auparavant.

Le modèle des maîtrises qualifiantes est semblable à ce qu’on retrouve dans d’autres provinces et d’autres pays ; il s’insère dans une visée professionnalisante dont les contenus assurent un certain équilibre entre pédagogie, didactique, fondements de l’éducation et formation pratique. Ces maîtrises qualifiantes ont permis l’augmentation du nombre d’enseignants formés et l’accès à la profession enseignante à des candidats aux profils plus variés.

Cependant, les nouvelles maîtrises qualifiantes pour l’éducation préscolaire et l’enseignement primaire ouvrent la porte, pour la première fois, aux candidats détenant un diplôme de premier cycle, et ce, quel que soit le domaine de formation (par exemple, en danse ou en sciences administratives). Sans l’exigence d’un diplôme dans une discipline enseignée à l’école ou d’une propédeutique, la formation disciplinaire s’en trouve réduite de manière importante, d’autant que la maîtrise qualifiante comporte moins de cours de didactique que le baccalauréat de quatre ans.

Pour plusieurs, le contournement de l’avis du CAPFE et cette diminution de la formation disciplinaire signifient un recul par rapport aux efforts des 60 dernières années pour mieux encadrer la formation des enseignants et pour mieux répondre aux défis croissants de l’enseignement.

La rupture : un tournant vers la déprofessionnalisation

En 2023, à la demande du ministre Drainville, une nouvelle formation qualifiante plus courte, visant encore une fois les détenteurs d’un diplôme de premier cycle, peu importe le domaine, a été créée. Ce DESS en éducation préscolaire et enseignement primaire comporte 30 crédits de deuxième cycle. Il comprend deux stages réalisés en emploi et trois cours de didactique. Le programme devrait, si le ministre s’engage dans les modifications réglementaires prévues, mener à un brevet d’enseignement, probablement après un stage probatoire.

La formation se trouve ainsi vidée d’une grande partie de ses contenus essentiels, notamment en éducation préscolaire, sur le développement de l’enfant, en didactique des sciences, des arts et de l’univers social, en plus de perdre son stage le plus long. Aucune évaluation rigoureuse ou recherche scientifique n’a démontré l’efficacité de la formule courte ni l’inefficacité de la maîtrise qualifiante en contexte québécois. Conséquemment, le besoin auquel tente de répondre le programme de DESS n’apparaît pas évident. Il vise le même public que la maîtrise qualifiante, à partir des mêmes critères d’admission. En parallèle, le projet de loi 23 abolit le CAPFE.

Le nouvel Institut national d’excellence en éducation qui le remplacera aura la mission réduite de formuler, sur demande du ministre, un avis sur les programmes de formation à l’enseignement. En somme, nous nous trouvons à une croisée des chemins dans l’histoire de la profession enseignante, soit le passage d’un courant axé sur la professionnalisation à celui de la déprofessionnalisation.

Plusieurs pays ont tendance à professionnaliser l’enseignement, notamment par le rehaussement des exigences et de la qualité de la formation (par exemple, Finlande, Taïwan ou Singapour). La recherche a montré que les pays où les niveaux de professionnalisation sont plus élevés attirent et retiennent plus efficacement les candidats de qualité dans la profession. Au contraire, la déprofessionnalisation se caractérise par une tendance à la diminution de la durée de la formation et à une dérégularisation de la profession, comme cela a été observé dans plusieurs États américains.

En changeant la manière dont les enseignants sont formés, nous nous engageons dans une voie plus qu’incertaine de déprofessionnalisation qui risque d’avoir des impacts durables sur l’image de la profession et la capacité d’attirer et de retenir de bons candidats. Il s’agit d’un pas de plus vers la dévalorisation de la profession, ce qui risque d’affecter négativement la motivation et l’identité professionnelle des enseignants et, en fin de compte, la qualité de l’enseignement.

Il est urgent de trouver des solutions à la pénurie d’enseignants. Cependant, il est impératif de distinguer les solutions temporaires et les solutions porteuses qui participent à contrer durablement la pénurie, en améliorant l’attractivité de la profession et en préparant une relève de qualité dont l’école québécoise a besoin.

*Ont aussi signé ce texte :

Marc-André Éthier, professeur, Université de Montréal, chercheur régulier du CRIFPE
Martial Dembélé, professeur, Université de Montréal, chercheur régulier du CRIFPE
Joséphine Mukamurera, professeure, Université de Sherbrooke, chercheuse régulière du CRIFPE
Anderson Araújo-Oliveira, professeur, Université du Québec à Montréal, chercheur régulier du CRIFPE
Sawsen Lakhal, professeure, Université de Sherbrooke, chercheuse régulière du CRIFPE
Marie-Odile Magnan, professeure, Université de Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Simon Collin, Université du Québec à Montréal, chercheur régulier du CRIFPE
Jean-François Desbiens, vice-doyen à la formation, Faculté des sciences de l’activité physique, Université de Sherbrooke, chercheur régulier du CRIFPE
Christophe Point, professeur adjoint, Université de Sherbrooke, chercheur régulier du CRIFPE
Érick Falardeau, professeur titulaire, Université Laval, chercheur régulier du CRIFPE
Maria-Lourdes Lira-Gonzales, professeure, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, chercheuse régulière du CRIFPE
Normand Roy, Université de Montréal, chercheur régulier du CRIFPE

David Lefrançois, professeur, Université du Québec en Outaouais, chercheur régulier du CRIFPE
Mélissa Bissonnette, professeure, Université du Québec à Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Marie-Andrée Lord, professeure, Université Laval, chercheuse régulière du CRIFPE
Bernard Wentzel, professeur titulaire, Université Laval, chercheur régulier du CRIFPE
Brigitte Voyer, professeure titulaire, Université du Québec à Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Patrick Giroux, professeur titulaire, Université du Québec à Chicoutimi, chercheur régulier du CRIFPE
F
lorent Biao, professeur, Université du Québec à Chicoutimi, chercheur régulier du CRIFPE
Denis Simard, professeur titulaire, Université Laval, chercheur régulier du CRIFPE
Priscilla Boyer, professeure, Université du Québec à Trois-Rivières, chercheuse régulière du CRIFPE et du collectif CLÉ

Joane Deneault, professeure, Université du Québec à Rimouski, chercheuse régulière du CRIFPE
Daniel Moreau, professeur, Université de Sherbrooke, chercheur régulier du CRIFPE
Vincent Grenon, professeur titulaire, Université de Sherbrooke, chercheur régulier du CRIFPE
Charlaine St-Jean, professeure, Université du Québec à Rimouski, chercheuse régulière du CRIFPE
France Dufour, professeure, Université du Québec à Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE

Carole Raby, professeure, Université du Québec à Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Catherine Simard, professeure, Université du Québec à Rimouski, chercheuse régulière du CRIFPE
Alexandre Lanoix, professeur, Université de Montréal, chercheur régulier du CRIFPE

Aline Niyubahwe, professeure, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, chercheuse régulière du CRIFPE

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