Former des lectrices et des lecteurs

Pourquoi l’enseignement de la littérature au collégial ne suscite-t-il pas plus d’enthousiasme chez les élèves ? Pourquoi la lecture d’oeuvres littéraires n’est-elle pas, au centre de la formation générale, le coeur d’où irradie la pensée ? Pourquoi y a-t-il si peu de lectrices et de lecteurs à une époque où tout le monde écrit, ne serait-ce que sur les réseaux sociaux, comme si on pouvait écrire sans lire, sans faire le détour par les oeuvres qui ont lu l’univers avant nous ? Cette pénurie ou disparition s’explique évidemment par le règne de l’image qui « vaut mille mots », mais qui souvent nous empêche de voir, comme lorsqu’on s’empresse de prendre une photo de ce qui est beau pour ne pas voir que la beauté fuit de partout, qu’elle vient de plus loin que l’objet qu’elle éclaire.
Jorge Luis Borges, qui a tout lu jusqu’à en devenir aveugle et à qui j’emprunte cette idée que l’univers est un livre, attribue cette désertion de la lecture à la « superstition du style » qui, en s’attachant aux parties de l’oeuvre, rate la vie de celle-ci : « Cette inhibition s’est tellement généralisée qu’à présent il ne reste plus de lecteurs au sens ingénu du terme : ce sont tous des critiques en puissance. » Bref, le mal vient d’une conception de la littérature qui a peu à voir avec l’expérience (sensible, affective, intellectuelle, spirituelle) dont les oeuvres sont nées et qui consiste à décrire, à comprendre et à imaginer l’univers dont on fait partie. Avant d’être un art, la littérature est une expérience, voilà ce qu’il faut écrire au tableau noir avant chaque cours consacré à une oeuvre.
Lire ou étudier ?
Quelqu’un, un jour, a été frappé par un lieu, une personne, une idée, un événement, une oeuvre, et se met à écrire pour essayer de conserver, de transformer, de supporter ce qui lui est arrivé. Quelqu’un, un jour, a été exposé à quelque chose qui le dépasse, quelque chose de beau ou de laid, d’heureux ou de malheureux, de familier ou d’étrange, qui l’oblige à s’arrêter et à écrire pour pouvoir continuer de vivre mieux ou autrement, à la fois plus fort et plus vulnérable.
La pire erreur qu’un professeur puisse commettre et transmettre à l’élève, c’est de sous-estimer le pouvoir de l’oeuvre
C’est cette expérience que l’élève doit d’abord et surtout retracer dans l’oeuvre, c’est à une expérience semblable qu’il est convié, et pour cela nul besoin d’être savant, il suffit de lire et de relire jusqu’à ce que l’oeuvre s’imprime en vous, éveille ou réveille en vous ce que vous aviez oublié ou ne vouliez pas (re)vivre, car « à l’âge de quatre ans, on a déjà fait l’expérience d’à peu près tout ce dont un écrivain de fiction a besoin : l’amour, la douleur, la perte, l’ennui, la rage, la culpabilité, la peur de la mort » (Nicholas Delbanco).
C’est pourquoi Peter Handke peut affirmer qu’« un écrivain, on devrait pouvoir l’étudier en le lisant ». Lire ne demande aucun talent particulier, puisque c’est l’oeuvre qui peu à peu forme le lecteur, lui révèle qu’il a une sensibilité, une profondeur, une imagination qu’il ne soupçonnait pas. La pire erreur qu’un professeur puisse commettre et transmettre à l’élève, c’est de sous-estimer le pouvoir de l’oeuvre, de l’enfermer en elle-même pour mieux l’étudier alors qu’elle tend à rejoindre le monde, à s’y fondre, qu’elle ne demande rien d’autre que d’être reçue par quelqu’un qui reçoit d’elle ce qui lui manque et lui donne un peu de sa propre vie. « Former des lecteurs, des gens qui n’auront pas peur, ni du silence, ni de la solitude, ni de la complexité, ni de la profondeur, former des gens qui seront sensibles à la beauté du monde, à ce qui en reste, et qui à cause de cela voudront la défendre, voilà quel devrait être notre travail. » (Bernard Émond)
Le fond ou la forme ?
Si l’essentiel de l’enseignement de la littérature, même à qui veut devenir professeur de littérature, c’est de former des lectrices et des lecteurs capables d’être ébranlés par le sens de l’oeuvre, il faudrait que les universitaires qui forment les littéraires élargissent leur vision (sociologique, rhétorique, politique, etc.) de la littérature, et qu’on remette en cause l’apprentissage de l’analyse littéraire et de la dissertation (explicative, critique), sorte d’escalier qu’on doit monter en prenant soin de ne pas confondre l’introduction et la conclusion, les idées principales et les idées secondaires, le sujet amené, posé, divisé, sans oublier de relever au passage quelques procédés littéraires.
Il faut simplifier l’étude des oeuvres, demander à l’élève de dégager la tension entre les vérités ou valeurs contraires qui anime l’oeuvre, d’en suivre les diverses phases et ramifications, et pourquoi pas d’écrire de petits textes de création inspirés de l’oeuvre lue, qui en seraient comme le prolongement, puisqu’il est vrai qu’on apprend aussi à lire en écrivant. Ainsi, on ne dissocierait plus le fond de la forme, laquelle n’est pas tant l’ensemble des moyens auxquels l’oeuvre a recours, mais bien la fin qu’elle poursuit, c’est-à-dire la possibilité d’atteindre à l’harmonie qui naît du mouvement soutenu entre les contraires : « La forme est la notion qu’une chose succède correctement à une autre. » (Virginia Woolf).
C’est ainsi, me semble-t-il, qu’on pourrait libérer les professeurs, les élèves et les oeuvres et redonner vie à la littérature, « ce savoir investi d’une immense ignorance » (Maurice Blanchot), qui nous aide à lire le monde et à en percevoir la beauté.