Qu’est-ce que la littérature ?

Dans sa lettre au Devoir du 13 avril, Jacques Godbout, reprenant la distinction barthienne entre « écrivant » et « écrivain », écrit que le second « se projet[te] intégralement dans son oeuvre, avec une vision originale et un langage qui lui est propre ; tandis que l’écrivant utilise l’écriture comme simple moyen outil de communication ».
Je ne suis pas certain qu’une telle vision essentialiste de la littérature soit très utile dans l’actuel débat sur la représentativité de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ). Des textes qui se revendiquent de la littérature sont pourtant écrits dans une langue qui ne trahit ni vision originale ni travail d’appropriation, dans une prose, bref, aussi dépourvue de style que communicante à souhait. Faudrait-il les bannir pour autant du domaine littéraire ?
S’il s’agit de distinguer entre l’écrivaine véritable et la pondeuse de livres, le débat est ancien et nous ramène invariablement aux deux mêmes lancinantes questions : où tracer la ligne ? Qu’est-ce que la littérature ?
Ma définition en vaut probablement une autre : toute pensée créatrice et critique exprimée sous une forme écrite. Le mot « critique » permet d’écarter les textes créatifs produits à des fins publicitaires ou promotionnelles. Ça ne dit évidemment rien des conditions matérielles de l’écriture. Mais une telle pensée, impliquée dans les affaires du monde, peut (doit) avoir un prix.
Le problème avec la conception de Godbout, c’est que seuls les auteurs qu’il appelle « non littéraires » semblent y avoir des préoccupations d’ordre économique. « Le véritable écrivain n’est pas corvéable à merci et doit demeurer libre. » Or justement, la pauvreté ne rend pas libre…
Pour expliquer une certaine vision romantique et quasi mystique de la littérature, il faut bien parler d’un fait générationnel. La fameuse génération lyrique qui est arrivée à la littérature dans les années 1960 a vu s’ouvrir devant elle plusieurs portes, dont celles de l’ONF, de Radio-Canada et des départements d’études littéraires des universités. Pas forcément des sinécures, mais disons que la sécurité financière aide à envisager l’écriture comme un acte pur et gratuit. Bien sûr, il y a encore quelques élus, pour la plupart écrasés par la charge de travail qui est le lot de la caste professorale de l’an 2023, et qui ne peuvent que rêver de cette liberté que chante Jacques Godbout. Mais les portes s’entrouvrent plus rarement aujourd’hui.
La littérature dont parle le fondateur et premier président de l’UNEQ est donc, dans son essence même, une activité placée au-dessus des réalités du commerce. Mais si nous dirigeons notre regard vers l’extérieur de nos frontières, cette belle posture ne résiste pas longtemps à l’examen.
Norman Mailer était, indéniablement, un « auteur littéraire », doté « d’une vision originale et [d’]un langage qui lui est propre ». Ses livres lui ont rapporté beaucoup d’argent. Tel un Balzac restructurant ses dettes à coups de piles de feuillets, il en a vraisemblablement écrit plusieurs, sinon la plupart, sous la pression d’un train de vie considérable et de quelques pensions alimentaires. Mailer écrivait à la fois pour produire une oeuvre et pour faire de l’argent.
L’histoire littéraire est pleine de génies travaillés par les questions de fric, des épinards de Céline harcelant Gaston Gallimard pour mettre du beurre dessus à Roberto Bolaño, qui, au seuil du trépas, songe à diviser l’énorme 2666 en cinq livres séparés pour mieux assurer la subsistance de ses enfants.
Et parlant d’enfants, lorsque Mordecai Richler réussit à soutirer à Conrad Black 5000 bidous par semaine pour une chronique dans le National Post, faudrait-il considérer que ces textes écrits pour faire bouillir la marmite d’une famille de sept, une fois parus en livre, n’appartiennent pas — manque de noblesse oblige — à l’oeuvre du génial romancier de Gursky ? Futile distinction en vérité.
Par contre, Mailer et Richler écrivaient d’emblée pour des millions de lecteurs potentiels. Le statut commercial ou non commercial de la littérature québécoise est moins déterminé par une problématique essence de la production littéraire que par cette contingence que représente la taille de son marché naturel. Octave Crémazie, diagnostiquant les maux de la littérature canadienne-française dans la seconde moitié du XIXe siècle, annonçait déjà que nos écrivains allaient rester « des “amateurs” tant qu’ils ne pourront être rémunérés pour leur travail » (cité par Gilles Marcotte dans Institution et courants d’air). Et faute de pouvoir se constituer en une profession le moindrement payante, ils sont voués à demeurer cela : des amateurs. De simples adeptes d’un « divertissement littéraire ».
Mais loin de moi l’idée de vouloir comparer l’orange bleue du Québec à la pastèque américaine. Prenons la Norvège, dont la littérature rayonne passablement pour un pays de cinq millions d’habitants. L’association des écrivains de la Norvège (Den norske Forfatterforening, la DnF), fondée en 1893 (!), regroupe un peu plus de 600 membres — contre plus de 1600 pour l’UNEQ. Sa mission, nous dit Wikipédia, est de « promouvoir la littérature norvégienne et protéger les intérêts PROFESSIONNELS ET ÉCONOMIQUES [c’est moi qui souligne] des auteurs ». Autrement dit, on peut marcher et mâcher de la gomme en même temps.
Une particularité de cette union norvégienne mérite d’être soulignée : se présenter comme un syndicat ne l’empêche pas d’être sélective. Non seulement la DnF est réservée aux auteurs et aux autrices de deux livres et plus, mais le processus d’adhésion y est filtré par un conseil permanent formé de neuf membres chargés de lire les oeuvres et d’adresser leurs recommandations au conseil d’administration.
Au Québec, des jurys constitués de pairs, quand ils accordent prix littéraires et bourses de création, décident déjà de la viabilité de pas mal de carrières dans les lettres. Alors pourquoi un comité de Sages triés sur le volet, où seraient représentées les différentes générations littéraires et dont pourrait faire partie un Jacques Godbout, ne serait-il pas investi de la tâche consistant à trancher entre le génie de la langue et les livres de recettes ?
Précision: Une erreur technique a fait en sorte que la version originale de ce texte a été publiée avec un titre ne lui étant pas destiné. Le titre a depuis été modifié.