L’heure (du conte) est grave

La manifestation contre l’heure du conte avec la drag queen Barbada à la bibliothèque de la ville de Sainte-Catherine était annoncée depuis quelques semaines déjà. Elle visait à perturber, voire à empêcher, la tenue de cette activité. Face à cette opposition et aux risques anticipés pour la sécurité publique, l’activité a été déplacée dans un lieu gardé secret et connu des seuls parents qui avaient choisi d’y inscrire leurs enfants.
Il faut saluer le courage et les convictions du personnel de la bibliothèque et de la Ville de Sainte-Catherine qui ont pris la décision de maintenir l’heure du conte. Ce geste ne va pas de soi puisque, dans un contexte de pressions semblables, il n’est pas rare que les bibliothèques prennent le parti de reculer et d’annuler un événement.
Les heures du conte avec une drag queen (ou un drag king), comme toutes les autres heures du conte en bibliothèque, proposent une lecture à voix haute animée, entrecoupée d’échanges avec les enfants, auxquels s’ajoutent parfois des chansons ou des microperformances. Elles sont conçues pour promouvoir la lecture et l’inclusion, tout en sensibilisant les enfants à la diversité de genre dans un espace accueillant et, en principe, sécuritaire pour l’ensemble des participants, quelle que soit leur identité de genre ou leur orientation sexuelle.
En présentant aux enfants une image positive de la diversité de genre dès leur plus jeune âge, le personnel des bibliothèques cherche à prévenir la stigmatisation et la discrimination envers les personnes LGBTQIA2SP+. Ces activités font régulièrement partie de la programmation des bibliothèques en Amérique du Nord — et même au-delà — depuis près d’une dizaine d’années.
On constate malheureusement de plus en plus d’actions hostiles et de mesures variées qui sont destinées à entraver et à censurer ces activités qui mettent l’art des drags au service du plaisir de lire et de l’inclusion. En décembre dernier, CBC rapportait une hausse d’incidents lors desquels ces heures du conte « sont devenues une cible de la haine ». Dans la foulée, on observe aussi une vague de contestations de plus en plus violentes à l’égard de certains livres présents dans les collections des bibliothèques en Amérique du Nord.
Les arguments cumulatifs visant à répondre aux pressions et à la censure en bibliothèque — que ce soit au sujet des livres ou des événements comme les heures du conte avec les drags — sont essentiellement les mêmes d’un incident à l’autre. On fait valoir que « la lecture est une activité et une compétence fondamentales qui est au coeur de la participation démocratique ; qu’il nous faut faire confiance aux personnes et aux choix qu’elles font ; que les parents disposent du droit d’orienter l’éducation de leurs enfants, leurs lectures ou les activités reliées à celles-ci, mais qu’ils n’ont pas celui de prendre des décisions pour les enfants des autres ; qu’il est illusoire de penser qu’en empêchant l’accès des jeunes aux livres ou à des activités connexes, on réussira à les protéger. Sans compter que tous les jeunes et leurs parents méritent de se voir représentés dans les bibliothèques ».
De plus, il semble que, contrairement aux préoccupations soulevées par les personnes à l’origine de ce type de manifestation au nom du bien et de la protection des enfants, la littérature scientifique tendrait plutôt à montrer les bénéfices psychoéducatifs de ces activités : une meilleure connaissance de l’expression et de l’identité de genre pour les jeunes publics et, plus généralement, pour les familles, une compréhension accrue des questions de tolérance et de différence.
Or, en dépit de ces recherches, de ces discours ainsi que de l’engagement compétent des membres du personnel des bibliothèques, nous avons de bonnes raisons de craindre que ces derniers soient désormais enclins à renoncer à organiser des heures du conte avec les drags.
C’est pour cette raison que les signataires de cette lettre souhaitent exprimer leur soutien et leur solidarité avec Barbada et les drags, avec le personnel de la bibliothèque et de la Ville de Sainte-Catherine, ainsi qu’avec toutes les bibliothèques du Québec, dans le but de les encourager à poursuivre leurs activités et leur mission de littératie, d’inclusion, de droit de lire et de liberté d’expression.
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