De la pauvreté et de la richesse

« Moi, je dirais que nous avons su conjuguer une ambition légitime et l’assurance qui nous faisait défaut avec un respect de soi durement conquis », écrit l’auteur.
Photo: Marc Degryse archives de la Ville de Montréal « Moi, je dirais que nous avons su conjuguer une ambition légitime et l’assurance qui nous faisait défaut avec un respect de soi durement conquis », écrit l’auteur.

Cher Yvon,

Pour écarter toute possibilité de malentendu, il me faut d’abord dire toute l’estime dans laquelle je te tiens. J’ai un immense respect autant pour la profondeur de ta pensée que pour l’élévation de tes idéaux. En fait, je te tiens pour l’un de nos plus lucides, de nos plus intègres intellectuels. Je me sens donc honoré par le présent échange.

Voici ce qui inspire et motive les commentaires qui suivent : ma pensée, je te l’avoue bien humblement, ne vole pas aux mêmes altitudes que la tienne. J’ai moins d’aisance que toi à découvrir derrière la réalité une réalité plus profonde. C’est ce qui t’amène, par exemple, à percevoir dans la pauvreté une richesse, un possible tremplin vers la vraie richesse. Ou à voir dans la faiblesse les conditions d’une humanité.

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Il y a une autre raison pour laquelle ma réflexion se retient de prendre son envol sur l’exemple de la tienne. Je suis resté trop profondément marqué par le milieu familial et social dans lequel j’ai grandi. L’adulte que je suis devenu a été incapable de s’en distancier pour jeter un autre éclairage sur ces dures réalités. Sur ce point, j’en suis resté à un savoir et à une mémoire qui peinent à accéder pleinement à la culture seconde comme tu l’entends.

Un échec ?

C’est tout cela qui m’empêche de partager ta vision de la Révolution tranquille, que tu qualifies d’échec parce qu’elle n’a pas su s’élever au-delà d’un enrichissement et d’une puissance authentiques. La perception que j’en ai s’arrête sur des constats plus primaires. Tu crois que la Révolution tranquille fut un échec, car elle était la recherche de l’argent et du savoir pour contrer la pauvreté et l’ignorance. Il s’agissait, en effet, de sortir un peuple de sa condition : analphabète, prolétaire et colonisé. Il s’agissait aussi de le tirer de la piètre idée et même de la honte qu’il avait de lui-même pour lui inspirer le respect de soi et, si possible, de la fierté.

Tu écris : il aurait fallu combattre la misère sans nous détourner de l’esprit de pauvreté. Est-ce un idéal à la portée d’individus dont la pauvreté matérielle et l’impréparation intellectuelle étaient le lot quotidien ? Tu aurais souhaité aussi qu’ils combattent l’aliénation sans reproduire la culture du dominant. Est-ce vraiment ce qu’ils ont fait, prendre la pose du dominant ? Je vois surtout une société qui, malgré bien des efforts, n’est pas encore arrivée à se libérer complètement. Est-ce cela la bourgeoisie ? Nage-t-on vraiment, comme le disait Vadeboncoeur, dans un monde irréel, sans problème et, par conséquent, sans solution ?

Tu écris aussi : le refus d’assumer notre culture nous a empêchés de la développer. C’est une formule heureuse, mais notre culture, comme tu le sais, était le produit de quelques siècles de colonialisme, de soumission et d’humiliation. Est-ce que les Québécois, en s’extirpant de cette condition, se sont en même temps diminués ? Moi, je dirais que nous avons su conjuguer une ambition légitime et l’assurance qui nous faisait défaut avec un respect de soi durement conquis.

Je te cite encore (là où tu t’appuies sur Simone Weil) : nous aurions opté pour l’argent, pour le désir de gagner qui détruit les racines. Pour l’argent ou pour une sécurité matérielle et une modeste aisance qui n’est même pas encore le lot de la majorité des Québécois ?

Enfin, tu reprends une autre idée de Vadeboncoeur pour suggérer que nous serions habités par une volonté de puissance qui conduit inévitablement à une forme de violence. J’observe notre société depuis un demi-siècle ; je n’ai rien vu de tel.

Un fond de complicité

Je crois que ta réflexion s’adresse à des âmes d’élite (dont tu fais visiblement partie). Elle me rappelle celle — infiniment respectable — de Fernand Dumont, de Pierre Vadeboncoeur, de Jacques Grand’Maison. Ils furent, eux aussi, des désenchantés de la Révolution tranquille qu’ils ont critiquée très sévèrement en dépit de ce qu’elle avait apporté, notamment la démocratisation de l’éducation sans laquelle nous n’exercerions peut-être pas aujourd’hui la noble profession qui est la nôtre.

Mais leur déception était inévitable, ils auraient voulu qu’elle donne naissance à une société vertueuse, une société modèle dont on ne connaît pas d’exemple. Est-il équitable de nous juger à cette aune ? Pourquoi exiger de nous ce à quoi nul n’est parvenu ? Ce genre d’appel est susceptible de produire non pas l’effet désiré, mais son contraire.

À la lecture de ce qui précède, ne va pas croire que je suis un jovialiste. Je suis un critique sévère de notre société. Je m’attriste souvent de ses faiblesses, de ses compromissions, de ses mollesses. Mais je garde un fond de complicité, d’amitié, de fraternité — je n’ajouterai pas « d’indulgence », ce serait m’attribuer un magistère que je ne mérite pas.

Alors, voilà où nous en sommes. Très proches, mais pas au même niveau. Tu auras compris que je te concède le haut du pavé. Mais ne mets pas la barre trop haute : des joueurs comme moi risqueraient de passer par-dessous.

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