L’oubli de soi

Cher Gérard,
Merci de nous obliger, une fois de plus, à réfléchir, et de nous donner des outils pour le faire. Penser l’impuissance (« Notre impuissance I, II »), c’est déjà faire un pas vers son contraire ou, plutôt, en tirer une force, de la même façon que Vadeboncoeur croyait qu’« en retard, nous sommes peut-être en avance » (Indépendances). Comment se guérir de cette impuissance, proche de « la fatigue culturelle » diagnostiquée par Aquin ?
Avant de répondre, j’entends la mise en garde d’Henri Michaux : « Avec tes défauts, pas de hâte. Ne va pas à la légère les corriger. Qu’irais-tu mettre à la place ? » Mon hypothèse, que j’ai défendue dans L’héritage de la pauvreté et Les mangeurs de patates, c’est que la plupart des intellectuels n’ont pas vu que cette impuissance procède en grande partie du refus de ce que nous sommes, y compris de notre impuissance. C’est la recherche de l’argent et du savoir pour contrer la pauvreté et l’ignorance qui explique l’échec de la Révolution tranquille. Je sais que tu as déjà fort bien défendu les acquis de cette Révolution, mais tu en reconnais néanmoins ici les limites : « Cette expérience de liberté promettait de supprimer les blocages. Elle ne l’a fait qu’en partie. »
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De la pauvreté et de la richesseNe pas assumer notre culture nous a empêchés de la développer, de trouver la lumière au sein de la noirceur. Nous n’avons pas su combattre la misère sans nous détourner de l’esprit de pauvreté, combattre l’analphabétisme sans oublier la valeur nue des êtres sans langage, combattre l’aliénation sans reproduire la culture du dominant. Autrement dit, les intellectuels « désireux de nous éveiller », que tu évoques, sont tous plus ou moins des déracinés qui n’ont pas réussi le passage de « la culture première » à « la culture seconde », incapables de penser « la culture comme distance et mémoire » (Dumont, Le lieu de l’homme).
Je distinguerais, comme tu le fais, l’autodénigrement pratiqué par les intellectuels d’avant 1960, qui jugeaient sévèrement notre culture au nom des valeurs chrétiennes dont elle s’écartait en voulant s’y réfugier (« Nous sommes restés collés à la religion sans vraiment la pratiquer […] Notre nationalisme aussi manquait d’infini », Vadeboncoeur, La ligne du risque), et celui d’après 1960, qui procède du rejet ou de l’ignorance de ces valeurs. Avant, « la famille québécoise était trop petite », comme dit Le Moyne, il fallait la quitter pour mieux l’élargir. Maintenant, elle n’est le lieu de personne, car sa culture tend à se dissoudre dans le murmure marchand.
Forces du déracinement
Ma génération n’a pu résister aux deux principales forces du déracinement qui est, selon Simone Weil, « la plus dangereuse maladie des sociétés humaines : l’argent qui détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner […], l’instruction qui a provoqué une coupure entre les gens cultivés et la masse [dont] il est résulté une culture orientée vers la technique, teintée de pragmatisme, extrêmement fragmentée par la spécialisation, tout à fait dénuée à la fois de contact avec cet univers-ci et d’ouverture vers l’autre monde ».
On croirait lire Le naufrage de l’université (Freitag) ou Vadeboncoeur qui, dans L’autorité du peuple, décrit bien cette culture bourgeoise dont on ne pouvait attendre aucune révolution, même tranquille : « On nage avec elle dans un monde irréel, sans problème, par conséquent sans solution ; sans perspective, sans espoir, parce que sans douleur […] La civilisation est à rebâtir et à reprendre avec une seule catégorie de gens, ceux qui n’ont rien ou peu de choses et qui sont l’immense majorité. »
Si Van Gogh et Bernanos ont pu redonner leur dignité aux « mangeurs de patates » et aux « pauvres qui espèrent à notre place », c’est qu’ils ont vu au fond de ces êtres ce qui préserve l’humanité de la volonté de puissance qui conduit inévitablement à une forme ou une autre de violence. Guèvremont, Roy, Miron, Brault ont fait ici la même chose. Comme l’écrit Aquin : « On ne choisit pas son pays natal, il vaut mieux s’enraciner et s’enrichir, par symbiose, de ce sol refroidi sur lequel nous circulons depuis notre enfance » (Profession : écrivain). Réchauffer le sol en réchauffant les mots qui nous en éloignent pour qu’ils nous y ramènent, car « un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que s’il est paysan, c’est parce qu’il n’est pas assez intelligent pour être instituteur » (Weil).
Il n’est pas question de revenir en arrière, mais de résister à la tentation du progrès qui ne serait pas d’abord intérieur, ce qui exige une bonne dose d’humilité et de charité. Dans un film de Bergman (La honte), un personnage, à qui sa femme reproche de ne pas être jaloux, tue finalement son rival, et c’est ainsi qu’en perdant sa « faiblesse », commente Tarkovsky, « l’être humain perd aussi sa spiritualité, son honnêteté intellectuelle, son innocence ». Bref, « il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier » (Bernanos).
De Lao-tseu à La Fontaine, tous les sages l’ont dit : « le roseau plie mais ne rompt pas », « qui se plie restera entier ».
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