Devenir parent, un vertige de planétarium

«J’ai le sentiment d’avoir été mise au monde par la naissance de ma fille», affirme l'autrice.
Photo: Istock Montage Le Devoir «J’ai le sentiment d’avoir été mise au monde par la naissance de ma fille», affirme l'autrice.

Dans ses chroniques, notre collaboratrice Nathalie Plaat en appelle à vos récits. Ce mois-ci, elle vous a demandé ce que votre parentalité vous a révélé sur vous-mêmes, en toute authenticité ? La rubrique « Des nouvelles de vous » offre un aperçu de vos réponses.

Cela fait plusieurs années que je suis « en thérapie », que, chaque semaine, je déballe mon petit sac de pensées, que je partage à voix haute ce récit de moi que je construis, reconstruis, raboute, inlassablement.

Ce récit de moi commence évidemment bien avant moi. Empêtrée dans les récits des autres, les parents, les grands-parents, le récit des origines qu’on fait remonter jusqu’où on arrive à le dévider.

Comment vivre ? Inlassablement, comment vivre ? Une grande souffrance, une grande déchirure ; comment vivre quand on est triste dans une société débonnaire ? Comment vivre quand on est touché, débordé par les plantes, les animaux, les regards, et qu’il faut pourtant avancer, fonctionner, avoir du fun.

Le fun était difficile à atteindre. J’ai nettoyé mon récit avec mon psychanalyste. Au téléphone depuis la pandémie. Je parle, je parle, je parle. Je nettoie. Je mets en ordre. Je recommence. Je replonge. Je retiens mon souffle. Je reviens à la surface. Je reprends pied. Je reperds pied. Je replonge. C’est peut-être ça, vivre.

Mais un jour, assez vieille, en 2021, en avril. Un test de grossesse positif. Un petit vertige, un peu la nausée. Pas sûre du tout de ce qui s’en vient. J’ai commencé la thérapie à 21 ans en me disant que le jour où j’aurais des enfants, j’aurais mis en ordre les fondations de ma maison chancelante. Je ne savais pas trop si elles tenaient le coup, en 2021.

La grossesse a passé comme un songe. Abstraction complète. Quand on n’habite pas beaucoup son corps et qu’on loge tout entier dans la tête, le ventre qui se tend, ça reste abstrait. J’ai fait tout le processus de grossesse en maison de naissance, où j’ai vécu une première révélation non négligeable ; mon corps existe, est apte, puissant, complet, capable.

Le jour de l’accouchement, j’avais la COVID. J’étais deux semaines après terme. Omicron était partout, la panique de décembre 2021, les urgences qui débordent. Un accouchement affreux, sous Pitocin, césarienne d’urgence. L’humanité entraperçue avait été remplacée par la technique, l’efficacité, la propreté stérile des médicaments. J’y ai vécu en quelques jours des états que je pourrais décrire dans un roman entier.

Mais en bref, ce qui compte, c’est l’après. C’est la rencontre. Je ne connaissais pas ma fille. Elle est arrivée. Je l’ai rencontrée. Des yeux immenses. Un corps mauve, plissé, qui se tord. Un regard. Et la décharge d’hormones ; je suis sûre qu’aucun trip de drogue ne peut accoter la puissance de cette rencontre dans ce qu’elle a d’éternité ; le corps, l’infini, le vertige, le vivant.

Je me suis rapprochée de la part animale en nous. C’est le cliché le plus éculé, mais il m’aide à vivre désormais. Nous sommes du vivant, relié aux autres, aux astres, au grand et au minuscule, en tout temps. Le Sens qui me faisait tellement défaut, tout à coup, est rempli et débordant, presque à mon corps défendant. Je sais que ce n’est pas très féministe de le dire, et j’ai eu un peu de mal à l’admettre à cause de mon histoire familiale, mais mettre au monde un être humain m’a complètement remplie.

Ma fille a un an, peut-être que les choses vont changer. Déjà, je sens que l’intensité de l’expérience commence à faiblir, je jalouse mes premiers souvenirs, je ressasse les détails comme on le fait d’une histoire amoureuse. Mais pour l’instant, je profite d’un bonheur sans fond qui me fait perdre pied. La nuit, je me réveille et je respire la respiration de mon bébé et le vertige me prend. Le temps est différent, d’une texture complètement autre.

Je pense à elle à 1 jour, à 1 mois, à 1 an, à 15 ans. Je pense et chavire de bonheur à penser à la vie ininterrompue, au cycle des choses. C’est comme si tout à coup, j’avais des illuminations d’imbécile heureuse. Tout me semble tellement dérisoire, absurde, décalé ; les conflits armés, les haines, les boucheries. Comment est-ce possible quand la mise au monde de chaque être sur cette terre découle d’un même miracle ? Un vertige de planétarium. Un vertige de l’indicible petitesse qui nous constitue, et de son immensité irréductible.

J’ai le sentiment d’avoir été mise au monde par la naissance de ma fille. Cela coïncidait avec plusieurs choses ; un amoureux, une famille, une maison, une tristesse un peu moins poignante ; la vie qui a fait son oeuvre. J’aime à penser que cette révolution copernicienne que j’ai vécue, elle est partagée par tant d’êtres. Plutôt que d’être atterrée par l’incroyable banalité de ce que je traverse, j’en suis stupéfaite, éblouie, époustouflée. J’ai tant voulu être comme tout le monde, voilà que j’appartiens à la race de mes semblables. Je suis inscrite dans la lignée, je l’ai continuée doucement.

Pauline dort en ce moment. Je n’arrive pas à la sevrer de nuit. Mes nuits sont affreuses. On dort à trois dans le lit, avec le chien et le chat qui se bataillent des couvertures. J’arrive cernée au travail, j’ai du brouillard cérébral qui me sort par les oreilles. Chaque mardi, mes litanies se poursuivent au téléphone avec mon psychanalyste. L’entrée au CPE a été catastrophique. J’ai peur d’être dans la fusion avec ma Pau. J’ai peur de reproduire des choses dont j’ai cherché à me libérer. Je suis souvent tétanisée par la peur de tout gâcher. Et pourtant, et pourtant.

Je continue à allaiter même si tout le monde me juge. Je poursuis le cododo grâce à des groupes sur Facebook où je trouve réconfort et solidarité. J’échange avec des amies, des femmes plus âgées, ma mère, des femmes sans enfant. Je réfléchis à haute voix avec tout le monde, je questionne, tâtonne, hésite, fais confiance. Je me rends bien compte qu’il n’y a pas de guide. J’écris mon rôle surtout à travers l’amour qui me déborde de bord en bord, les décharges d’amour qui continuent de me terrasser, qui me donnent le goût d’avoir d’autres enfants pour poursuivre cet immense trip de fun et d’amour.

Je me rends bien compte de tout ce qu’on a voulu nous faire croire ; ambition, compétition, croissance, profit… Je le sens bien dans mon corps que ces mots-là ne recouvrent rien de ce qui fait la vie. La vie est assurément ailleurs. Dans le souffle, dans le lien, dans le recommencement des gestes du quotidien, dans le soin, dans la présence, dans les décharges d’hormones, d’amour, de rire, de larmes. Dans la tristesse aussi, qui n’est pas si mauvaise finalement.

D’autres voix, d’autres parentalités

« Ma vision de ma parentalité est difficile à mettre en mots, mais, si j’essaie, je dirais que je suis responsable de les accompagner à la vie “là dehors”, dans le monde où ils sont arrivés, avec ce qu’il comporte de beauté, d’incertitude et de chaos. Je suis un parent un peu délinquant, en ceci que je n’ai pas d’attente que mes enfants deviennent “quelqu’un” dans un schéma études-carrière-famille. Ils sont déjà quelqu’un, c’est à eux de trouver leur place. Ce n’est pas un abandon ni une négligence, à mon avis, que de laisser son enfant avoir assez de silence autour de lui pour s’entendre penser. N’est-ce pas Françoise Dolto qui parlait de coupures de cordon, pour chaque étape de maturation ? Concrètement, ça veut dire de ne pas chercher à trop les protéger, bien que ce soit mon premier réflexe, mais plutôt les aider à trouver les mots, à fabriquer du sens avec ce qui leur arrive, à essayer des stratégies d’adaptation pour trouver ce qui fonctionne pour eux. Viser un état d’équilibre dans tout ce qui nous rend humain, et non le bonheur à tout prix. »
– Sabrina Kulenovic, Montréal

 

« La parentalité m’a appris qu’il est impossible d’être une bonne mère, ou du moins m’a appris qu’il m’était impossible d’être la bonne mère que j’aurais souhaité être. Car malgré le fait que je me croyais relativement protégée des pressions relatives à la perfection, en fait, je suis tombée dans le piège de vouloir être une mère parfaite. […] Je ne peux pas dire que je n’essaie plus d’être une mère parfaite, car c’est un genre de réflexe inconscient, mais j’essaie de voir de plus en plus clair dans mon jeu. Mes ados m’y aident, à coups de faces bêtes, de conneries parfois sérieuses, et occasionnellement, de super belles jasettes. Quelle école ! J’avance, mais à la dure. Je me solidifie. Et j’essaie de les aider à solidifier leurs propres bases, même si celles de la famille n’ont pas tenu le coup. À travers tout ça, je suis devenue attentive à me féliciter lorsque je considère avoir été une “good enough mother”. Et chaque fois, je remercie également Winnicott pour cette expression salvatrice, qui, selon moi, ne s’applique pas qu’à la parentalité. Le “good enough” est le nouveau “parfait” ! »
– Anne Lecours, Saint-Denis de Kamouraska



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