Les femmes qui parlent sont dangereuses

Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial, elle est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire et membre du comité de rédaction de Lettres québécoises. Elle a codirigé et coécrit l’ouvrage collectif Traitements-chocs et tartelettes. Bilan critique de la gestion de la COVID-19 au Québec (Somme toute).
Lorsqu’elle a reçu l’Oscar de la meilleure adaptation pour Women Talking (Ce qu’elles disent), le 12 mars dernier, Sarah Polley a prononcé ces mots : « Je remercie l’Académie de ne pas avoir été offensée à mort par un film qui met les mots “femmes” et “parlent” si près l’un de l’autre. » Pourquoi, aujourd’hui, a-t-on encore si peur des femmes qui s’expriment ? Pourquoi tente-t-on encore de les réduire au silence ?
Les femmes qui prennent la parole dans les médias se font régulièrement traîner dans la boue, voire diffamer, par des chroniqueurs (et chroniqueuses !) qui, bien souvent, crient ironiquement à la « cancel culture ». Dès qu’une femme tire sur la petite laine du patriarcat sous laquelle ils sont bien au chaud, ils la dénigrent, crient à la victimisation, l’attaquent, la nomment ou s’organisent pour qu’elle soit très reconnaissable. Pire, ils lâchent leurs chiens, qui invectivent ces femmes et rongent l’os jusqu’à plus soif, plus faim. Plus inacceptable encore, les chefs de meute jouissent du spectacle et se congratulent quand l’objectif poursuivi advient : réduire des femmes — brillantes, articulées et le plus souvent progressistes — au silence.
Car c’est souvent sur cette option que les femmes se rabattent par défaut pour se remettre de ce déferlement de haine qui s’inscrit dans leurs corps et les fait trembler lorsqu’elles tentent de reprendre le clavier. Elles ferment leur compte Twitter, espacent leurs prises de parole, s’effacent — temporairement ou pour de bon.
Women Talking leur fait cruellement écho.
Découvrant qu’elles ont été droguées à leur insu puis violées durant des années, les femmes que racontent Sarah Polley et Miriam Toews discutent en collectivité de trois options : rester et se taire, rester et se rebeller, partir (avec leurs enfants). Bien que l’action soit campée dans une communauté mennonite, ces viols physiques sont évidemment une représentation symbolique des violences patriarcales de toute nature. Et celles-ci sont patentes dans certains médias, qui cautionnent cette haine roulée dans le sucre en poudre.
Car elle a beau être enrobée dans des concepts qui la surintellectualisent, quand on gratte sous les termes grandiloquents et les pirouettes stylistiques, ce n’est toujours et déjà que ça, de la haine. De la misogynie, du racisme, de la transphobie, de la xénophobie à peine édulcorés ; de la haine, à l’endroit des femmes, des personnes racisées, trans, immigrantes.
Les femmes au carrefour des oppressions, même lorsqu’elles mettent en avant des faits béton et des statistiques inattaquables, se font injurier sans commune mesure, spécialement par la droite. Mais en quoi cette droite qui s’acharne à les discréditer serait-elle moins « militante » que ce qu’elle leur reproche ? La fenêtre d’Overton (ou fenêtre du discours) s’est à ce point déplacée vers ce pôle que tout ce qui est un peu à gauche de son très relatif centre est taxé de militantisme, alors qu’il n’est question, la plupart du temps, que de défendre la dignité de tous les humains, des femmes autochtones disparues aux joueurs de hockey victimes de sévices liés à la masculinité toxique de leur milieu.
Faire taire et effacer
En 2021, l’UNESCO a dévoilé les résultats d’une vaste étude, menée dans 25 pays. Celle-ci a démontré que les femmes journalistes, partout dans le monde, étaient plus que jamais la proie d’attaques, dont l’intention était de les dénigrer, les humilier, les apeurer ; de les discréditer, tout en minant la confiance à l’égard du journalisme et des faits ; et de refroidir leur participation active aux débats publics.
Cinq ans plus tôt, The Guardian avait procédé à une analyse exhaustive des commentaires laissés sur son site depuis 2006. Le quotidien britannique avait découvert que des dix journalistes les plus attaqués, huit étaient des femmes (quatre Blanches, quatre non-Blanches) et deux, des hommes noirs. Deux femmes et un homme étaient gais, une femme était musulmane et une était juive. Et qui étaient les dix journalistes les moins attaqués ? Des hommes. Tous, sans exception. Pourtant, ce sont généralement eux qui hurlent le plus fort au crime de lèse-majesté et qui multiplient les attaques personnelles.
Ce qui est préoccupant, c’est qu’il ne s’agit pas de faits isolés. Guylaine Maroist et Léa Clermont-Dion, dont le courage de nommer a de quoi inspirer, l’ont bien démontré dans Je vous salue salope, dont la large diffusion donne espoir… La misogynie est organisée, il n’y a qu’à jeter un coup d’oeil à ce qui se passe avec la droite aux États-Unis pour s’en convaincre.
Historiquement, chez nos voisins du Sud, ce bras politique s’est servi de la radio parlée pour promouvoir ses thèses, Rush Limbaugh en poupe. Ça a malheureusement bien réussi. Ici, les radios de Québec ont nourri les animosités à l’endroit de la communauté musulmane, des femmes et plus encore, comme l’illustre avec éloquence Dominique Payette dans Les brutes et la punaise (Lux), et l’on expose de plus en plus les rouages dont usent certains chroniqueurs qui manquent rarement une occasion d’ajouter une bûche fielleuse dans le poêle de la croisade « anti-woke » et qui s’en prennent, sournoisement ou de front, à certaines de leurs collègues médiatiques.
Pour un avenir moins sombre
Cette semaine, en Floride, un an après avoir promulgué une loi qui interdit les avortements au-delà de 15 semaines de grossesse même en cas de viol, le gouverneur Ron DeSantis a sorti un nouveau lapin de son chapeau liberticide : interdire l’éducation sur les cycles menstruels à l’école avant 11-12 ans, empêchant même les petites filles ayant leurs règles plus tôt d’en parler avec leurs enseignants.
Ceci s’ajoute à une longue liste de projets de loi échafaudés par les républicains de cet État, qui vont de l’obligation, en classe, de désigner les enfants par les pronoms qui correspondent à leur genre assigné à la naissance jusqu’à la suppression des majeures en études des genres, en passant par l’élimination de politiques de diversité et d’inclusion à l’embauche, et l’élargissement, jusqu’à la huitième année, de l’interdiction de parler de genre et de sexualité à l’école. Ça vous rappelle quelque chose ?
« Là d’où je viens, d’où ta mère vient, nous ne parlions pas de nos corps. Alors quand quelque chose arrivait, nous n’avions pas de mots pour le nommer. Et sans langage pour le nommer, il ne restait que le silence, béant », dit la protagoniste dans Women Talking.
Déposséder les filles et les femmes du langage, leur enlever la parole, c’est les priver de leur agentivité. C’est les résoudre à choisir entre rester et se taire ou fuir, alors qu’il reste une troisième voie : se rebeller, en faisant front commun.