Une goutte de plus dans la mer d’indignation contre le troisième lien

Le projet du lien Québec-Lévis ne peut soutenir une analyse rigoureuse et non partisane, estime l’auteur.
Photo: Chen Siyuan Creative Commons Le projet du lien Québec-Lévis ne peut soutenir une analyse rigoureuse et non partisane, estime l’auteur.

Au moment où ces lignes sont écrites, je me trouve à Berthier-sur-Mer, savourant la froide brise du fleuve et la musique des vagues. Se mélangent en moi des sentiments de quiétude et d’apaisement, mais également d’incompréhension et de colère que mon trajet jusqu’ici a suscitées. Pour me rendre ici, j’ai emprunté la majestueuse route des navigateurs, entre Lévis et Berthier-sur-Mer. J’ai été ému par la beauté des paysages qu’elle abrite. Le Saint-Laurent, bien sûr, mais aussi la royale île d’Orléans au nord, les grands champs de Bellechasse au sud. La richesse de l’architecture m’a ébloui. Les vénérables maisons ancestrales de Beaumont en passant par les impressionnants manoirs du centre-ville de Lévis et les coquettes maisons côtières de Saint-Vallier, tout est à couper le souffle.

Mon esprit ne m’a malheureusement pas laissé profiter paisiblement de toute cette beauté. C’est en réalisant toute la préciosité et la fragilité de ce que j’étais en train de contempler que m’est venu, comme une pénible pensée intrusive, le sujet de ce billet : le lien Québec-Lévis.

Cette idée que le troisième lien et l’inexorable étalement urbain que celui-ci engendrera vers l’est puissent ravager ce milieu pour le remplacer par des quartiers résidentiels à perte de vue sans caractère, sans charme et sans arbre m’a répugné à un tel point que je me suis senti appelé à réagir.

J’ajoute donc ma goutte dans cette mer de cris d’indignation déjà lancés, en espérant que toutes les gouttes rassemblées puissent créer une houle assez puissante pour faire chavirer ce projet-paquebot porteur d’une vision dépassée.

On nous vend le troisième lien comme un projet d’avenir puisqu’il permettra de dynamiser et de faire croître l’économie de la région. En d’autres termes qu’il permettra d’augmenter le produit intérieur brut (PIB) de la région, de la province. Admettons, pour le bien de l’exercice, que cela soit vrai. Ses infatigables défenseurs négligent deux choses. La première : à quel prix se font ces gains sur la croissance économique ? La seconde, encore plus fondamentale à mon avis : devrait-on vraiment baser nos décisions politiques et sociales sur la croissance économique ?

Le prix à payer

Le prix à payer pour cette croissance économique est faramineux. Et le pire, c’est qu’il ne se compte pas qu’en nombre d’hectares de terres agricoles détruites, de tonnes de CO2 émises ou de citoyens expropriés. Il est en grande partie inchiffrable. C’est une partie de l’équation que j’estime trop souvent négligée.

N’y a-t-il pas en nous tous un instinct qui nous dit qu’il y a quelque chose de plus moral en laissant intacts ces demeures, ces champs, ces arbres, ces bêtes et ces paysages qui forment notre patrimoine collectif plutôt que de les remplacer par de l’asphalte et du béton ? Diluer la splendeur des demeures d’antan dans un océan de maisons grises, tristes et identiques ? Obstruer la vue imprenable sur l’île d’Orléans avec des tours de condos ? Ce morceau de notre identité n’a pas de valeur quantifiable, c’est vrai. Mais il est clair qu’il vaut son pesant d’or. Le sacrifier au nom de la sacro-sainte croissance sans même l’avoir considéré relève de la négligence.

Pour ce qui est de ma deuxième question, qui est de savoir s’il est véritablement judicieux de baser nos décisions politiques et sociales sur la croissance économique, je dois retourner aux enseignements de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie et ancien économiste en chef de la Banque mondiale. Pour lui, mesurer la santé économique d’une nation en estimant ce qu’elle produit (ce que fait le PIB) est hautement imparfait. Même Simon Kuznets, créateur du PIB, avait mis en garde, dès 1934, le Congrès américain contre son utilisation afin d’estimer le bien-être de la population. La santé globale d’une population ne se mesure pas qu’en termes de taux de chômage, de salaire ou de nouvelles constructions. Ainsi, les décisions politiques d’une aussi grande envergure ne devraient pas reposer uniquement sur des arguments de ce type.

Un indicateur parfait pour prendre nos décisions publiques prendrait certes en compte les arguments purement économiques, mais il laisserait également une place importante à la qualité de vie, au bien-être et aux enjeux environnementaux. C’est d’ailleurs ce qu’avait proposé, en 2009, la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, présidée par Joseph Stiglitz et Amartya Sen, émérite économiste et philosophe indien.

De manière intéressante, un déterminant important de la qualité de vie, de la santé physique et mentale est la proximité avec la nature, avec les espaces verts. C’est ce que nous apprenait une revue de la littérature scientifique menée par l’INSPQ en mars 2017. Cette proximité permettrait notamment de réduire la mortalité, d’améliorer la perception de la santé physique et mentale, de réduire le stress, l’anxiété et les symptômes dépressifs. Elle semble favoriser la cohésion sociale, diminuer la criminalité, maintenir la biodiversité et améliorer la justice environnementale.

La construction d’une mégastructure autoroutière, avec la destruction des milieux naturels qui en résulterait, nous ferait avancer dans le sens inverse.

C’est indéniable, lorsqu’on analyse le projet du lien Québec-Lévis avec ce nouveau cadre de référence réservant une place importante à la maximisation de la qualité de vie et à la minimisation de l’impact environnemental, on ne peut tout simplement pas arriver à la conclusion qu’il s’agit d’un projet d’avenir. Il est temps de se rendre à l’évidence, ce projet ne peut soutenir une analyse rigoureuse et non partisane.

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