À qui appartient la langue?

Patrick Moreau est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et La prose d’Alain Grandbois, ou lire et relire Les Voyages de Marco Polo (Nota bene, 2019).
Tout récemment, j’ai reçu comme tous les professeurs de mon Département, une nouvelle mouture des descriptifs des cours de la Formation générale et du programme Arts, lettres et communication. Ces présentations sont régulièrement mises à jour en fonction des changements, souvent mineurs, apportés aux devis des cours et aux programmes, mais, dans le cas présent, ce n’est pas ce qui motive cette modification, dont le seul but est de réécrire ces descriptifs en écriture dite « inclusive ».
Dorénavant, les collégiens qui chercheront des renseignements sur leurs cours de littérature apprendront ainsi qu’ils devront y lire des « grand.e.s auteur.e.s » et qu’ils n’auront plus désormais comme camarades de classe que des « personnes étudiantes » en compagnie de qui ils suivront des cours donnés par des « personnes enseignantes ». La lourdeur tout comme le caractère inusité et fort discutable de ces reformulations ne les empêchent pas de se multiplier dans le jargon de diverses institutions, comme si elles allaient de soi.
Il serait trop long d’entrer ici dans un débat afin de déterminer pourquoi le rôle de neutre est endossé en français par le genre grammatical masculin et si c’est effectivement le reflet d’un sexisme qui lui serait inhérent, ou si cela découle du caractère non marqué dudit masculin (cela fera peut-être l’objet d’un autre texte).
Une chose, par contre, me paraît assez évidente, c’est que ce n’est pas à des « personnes administratrices » d’institutions publiques d’en décider et d’imposer autoritairement à leurs « personnes employées » comme à leurs « personnes usagères » une réforme radicale de la langue (changer la conception du genre grammatical, le système des accords, ajouter un signe diacritique, ce n’est pas anodin) dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne fait pas l’unanimité au sein de la population (hommes et femmes confondus… à moins qu’il ne faille écrire dorénavant « personnes du genre masculin et personnes du genre féminin confondu.e.s »).
Comme l’écrivaient dans ces pages, voilà un peu plus de deux ans, Suzanne-G. Chartrand et Marie-Christine Paret, respectivement didacticienne de la langue et linguiste, la langue n’est pas « une propriété individuelle dont on peut disposer à sa guise en faisant fi des autres usagers, de la collectivité et de l’autorité instituée ». « Quelle autorité morale ou politique, ajoutaient-elles, ces personnes, qu’elles soient auteurs, journalistes, universitaires, responsables des communications d’un syndicat, d’une troupe de théâtre, d’une organisation caritative, etc., ont-elles pour inventer des règles du français et les imposer à leur lectorat ? »
Cela vaut a fortiori encore davantage pour des responsables d’institutions publiques. Quel étrange autoritarisme en effet de la part de ces personnes détentrices d’un pouvoir administratif dont elles ne sont que dépositaires que de l’utiliser (sans compter des deniers publics dont elles sont redevables) pour imposer à tous (ou à tout.e.s) une telle refonte de l’orthographe qui n’est pas du tout de leur ressort !
Ajoutons que cette démarche de réécriture ne peut en aucun cas s’appuyer sur l’idée que l’usage est maître en matière de langue et que celui-ci évolue avec le temps et l’évolution des mentalités, qu’il est donc légitime de modifier nos façons d’écrire afin de refléter notre souci relativement récent pour l’égalité entre les sexes.
Il est en effet plus qu’évident que personne — je dis bien, personne, pas même ces « personnes administratrices » ou ces « personnes rédactrices » qui les insèrent dans des documents publics — n’use de telles circonlocutions dans la vie réelle, lorsqu’elles communiquent normalement. Il n’est donc pas question ici de suivre un usage qui n’existe pas, mais bien d’en imposer un nouveau par la contrainte, de pratiquer un dirigisme linguistique qui ne constitue rien moins qu’un abus de pouvoir.
L’exercice de ce pouvoir est d’autant plus abusif qu’il s’appuie principalement sur les travaux de « personnes linguistes militantes », qui sont aussi, bien souvent, des « personnes linguistes amatrices », qui cultivent une conception de la langue française, de son évolution, de sa grammaire, de ses deux genres, etc. des plus contestables. Dans les milieux informés, de nombreuses femmes, y compris plusieurs linguistes, se sont d’ailleurs prononcées publiquement contre cette écriture dite « inclusive », preuve s’il en fallait que celle-ci n’a pas grand-chose à voir avec les droits des femmes.
À part flatter la bonne conscience de celles et ceux qui en font usage ostensiblement dans des communications publiques, cette nouvelle écriture ne fait pas avancer d’un iota la cause de l’égalité. La seule chose que fait progresser ce jargon, que l’on dit paradoxalement « inclusif » alors qu’il exclut les usagers du français dans leur très grande majorité, c’est une propension à la langue de bois, qui n’est déjà que trop présente dans les administrations.
À l’heure où il est plus qu’urgent de se préoccuper de la qualité du français des jeunes qui entrent au cégep, il y a mieux à faire que de multiplier ces formules lignifiées. Si l’on veut à tout prix éviter les doublets « les étudiantes et les étudiants », il existe d’ailleurs une solution très simple : ce serait de revenir au mot « élèves ». Celui-ci a l’avantage d’être épicène ; en plus d’être le mot juste : en français, « étudiant » est en principe réservé à ceux qui étudient à l’université.