Le risque de penser

Je me réjouis de voir que l’éducation suscite présentement de nombreux débats, qui vont de la formation générale à l’enseignement de la langue, et j’espère qu’on ne précipitera pas les choses, comme on le fait trop souvent lorsqu’on ne peut supporter la tension entre des vérités contraires et qu’on croit qu’il vaut mieux trancher que mûrir une question. Celle qui nous occupe ici n’est pas tant de savoir s’il faut confier notre formation aux anciens ou aux modernes, ou choisir entre l’enseignement de la langue ou de la littérature, mais bien de se demander ce qu’est la pensée.
Les divers buts qu’on assigne à l’éducation (endiguer la violence, former des citoyens responsables, des individus autonomes, des travailleurs compétents, etc.) ne seront atteints sans le développement d’une pensée qui les embrasse dans une même problématique. Je propose ici une définition de la pensée susceptible d’orienter les choix pédagogiques : la pensée comme temps d’arrêt nécessaire pour percevoir la tension entre les contraires qui la sollicitent et l’écriture qui permet de maîtriser cette tension en réglant la vitesse mentale.
Un temps d’arrêt
Qui ne pense pas en paie le prix, comme nous en avons tous fait l’expérience un jour ou l’autre après avoir agi sans y penser, portés par une force plus ou moins aveugle qui porte plusieurs noms (instinct, désir, destin, mode). La violence qui continue de dicter l’histoire humaine prouve assez ce déficit de pensée, cette incapacité de faire un pas de côté, de sortir de ce mécanisme qui nous condamne à répéter les mêmes erreurs, malgré les réformes ou révolutions qui toutes voulaient les corriger.
Pour Simone Weil, qui a beaucoup réfléchi au règne de la force, « la pensée loge dans ce bref intervalle entre l’élan et l’acte. Où la pensée n’a pas de place, la justice ni la prudence n’en ont ». Pour créer ce « bref intervalle » dans lequel le monde nous apparaît, même confusément, dans sa totalité, il faut paradoxalement qu’on se retire du monde et de soi et que ces deux pôles, tout en étant distincts, participent d’une même réalité : je suis dans le monde et le monde est en moi.
C’est de ce « temps d’arrêt », que les hommes imposent à leur mouvement dit naturel, que « procèdent nos égards envers nos semblables ». La pensée naît de ce choc qui survient lorsque le réel nous apparaît comme un champ infini de relations entre moi et les autres, ce que je vois et j’imagine, le passé et l’avenir, le fini et l’infini.
C’est le but de toute éducation que d’amener l’élève (et le professeur) à cultiver ces chocs et à en faire une force créatrice en apprenant à déceler dans les oeuvres ces tensions dont elles tirent une forme qui, selon les créateurs et l’époque, penche tantôt de ce côté-ci du monde (Aristote, Balzac, Bohr, etc.), tantôt de l’autre (Platon, Rimbaud, Einstein, etc.).
Tout élève peut très bien comprendre des oeuvres anciennes ou difficiles, si on lui montre que « tout se crée par nécessité et discorde » (Héraclite), que l’histoire de la philosophie, de la littérature ou des sciences raconte l’aventure humaine, qui consiste tantôt à s’aventurer hors du connu au risque d’être terrassé par l’inconnu, tantôt à apprivoiser l’inconnu en cultivant son jardin, au risque de s’y endormir en oubliant la mort qui rôde autour. On ne peut foncièrement moderniser la formation générale, car ce qui forme, c’est la pensée qui se déploie dans le temps et dont la tâche est précisément de se déployer dans le temps, de relier le commencement et la fin.
La bonne vitesse
La pensée est donc un temps d’arrêt qui, en nous éveillant à l’immensité du réel, élargit le moi au risque de nous jeter dans un état de stupéfaction ou de nous projeter dans une sorte de vertige. Qui ne pense pas va reproduire le murmure marchand et la violence née de la peur de l’inconnu. Qui pense risque d’être pétrifié ou emporté par ce qu’il découvre.
C’est pourquoi l’exercice de la pensée est impensable sans l’écriture qui en règle la vitesse : « Toute pensée doit, en fonction de la phrase, constamment être re pensée, re composée » (Michaux). Passer d’un mot à un autre, d’une phrase à une autre, c’est faire l’aller-retour entre moi et le monde, recomposer le réel dont la pensée m’a révélé la complexité et la mobilité. Voilà pourquoi on ne peut dissocier le fond de la forme, la connaissance de l’écriture : « Mieux écrire signifie mieux penser » (Nietzsche).
Faut-il rappeler ici que l’enseignement d’oeuvres ou de questions contemporaines ne peut faire l’économie de la pensée qui, hélas, comme le monde, n’est pas née avec nous ? Qu’avant d’« oser penser par soi-même », comme le souhaite un philosophe du hip-hop (Jérémie McEwen), il faut avoir appris à penser, savoir que penser n’est pas « l’art de convaincre », mais plutôt l’art de se taire jusqu’à ce que la parole naisse peu à peu du silence et crée l’espace intérieur du monde ?