Pourquoi la formation générale au cégep est-elle anarchique?

La question de la formation générale au cégep n’est pas moins fondamentale pour le Québec que celle de la laïcité. Le problème se pose d’ailleurs dans des termes comparables : faut-il imiter le système anglophone ou maintenir notre spécificité francophone ?
Pour la Fédération étudiante collégiale du Québec, l’ennui de nombreux élèves en littérature et en philosophie justifierait une réforme qui diversifierait les cours à la façon des humanities des collèges anglophones. À cette proposition, de nombreux professeurs ont répondu, le 9 mars dernier, par une lettre qui insiste sur l’idée que la transmission d’un héritage commun classique est au coeur de la tradition francophone.
Dans un article du 14 mars, aussi dans Le Devoir, Nicolas Bertrand conteste cette lettre et défend l’idée d’une formation générale constituée de cours diversifiés entre lesquels les élèves auraient le choix. Son argumentation consiste à dire qu’en réalité, les cours de philosophie au cégep sont presque aussi divers que les humanities, les professeurs ne s’entendant pas sur les auteurs et sur les notions à enseigner. Pourquoi dès lors réduire les cours au cégep au seul domaine de la philosophie et ne pas faire choisir les élèves afin de stimuler leur motivation ?
Bien que signataire de la lettre du 9 mars, je considère que cette objection mérite notre attention. Il y a, dans ces propos, quelque chose de vrai, que les professeurs de littérature et de philosophie osent rarement regarder en face : chacun, dans ses cours, fait à peu près ce qu’il veut, de sorte que là où certains enseignent des auteurs classiques et abordent les points du programme, d’autres ne le font guère, optant pour des auteurs plus faciles, censés « plaire » davantage aux élèves. Ne nous étonnons pas outre mesure : dans une situation où il n’existe aucun contrôle, la liberté dégénère en arbitraire.
Je suis toutefois loin de penser qu’une telle anarchie est un argument en faveur des humanities. C’est, en réalité, exactement l’inverse. Le problème de la formation générale, c’est qu’elle ne tient pas ses promesses : une formation classique et commune pour tous. La spécificité de l’enseignement francophone tient tout entière dans cette formule de Péguy : « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être plus vieux que le journal d’aujourd’hui ».
Les classiques, c’est-à-dire, au sens latin, les auteurs de première classe, en nous permettant de rompre avec l’actualité immédiate, les habitudes et les modes, nous ouvrent à un autre monde et nous font ainsi saisir à la fois ce qui demeure permanent dans le nôtre et touche à notre humanité profonde, et ce qui en fait la singularité, échappe à celui qui reste prisonnier du présent. Nous avons déjà largement privé les nouvelles générations de cet héritage, la littérature et la philosophie au cégep, c’est à peu près tout ce qui nous reste.
Comment être fidèle à l’esprit de l’enseignement francophone et éviter l’anarchie actuelle ? On prétend que nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord sur des auteurs incontournables. C’est inventer un faux problème pour justifier par avance l’abandon de notre spécificité et l’imitation des collèges anglophones. Rien n’est plus facile, en réalité, que d’établir une liste d’auteurs classiques entre lesquels les professeurs auraient la liberté de choisir : l’un peut s’arrêter sur Platon, l’autre sur Aristote, mais l’un et l’autre s’accorderont pour mettre ces deux auteurs sur la liste de première classe.
La difficulté ne sera donc pas de se mettre d’accord sur une liste raisonnable d’auteurs et de notions classiques, mais de s’assurer que chaque professeur y puise son orientation principale afin que tous les élèves du cégep aient accès à ce qui est universellement reconnu comme ce qu’il y a de plus haut et de plus admirable. Je n’ai pas d’idées a priori sur la façon dont pourrait s’exercer ce contrôle (par des examens corrigés de façon anonyme ?), ce que je sais, c’est que l’anarchie actuelle ne sera pas favorable, dans les années à venir, à la littérature et à la philosophie.
Reste le problème de la motivation des élèves. Une remarque générale d’abord : on ne devrait pas oublier, même si l’idée est désagréable pour beaucoup, que l’homme cultivé prend du plaisir là où l’homme peu cultivé s’ennuie (de même que ce dernier prend du plaisir là où le premier s’ennuie). De nombreux élèves arrivent au cégep avec des lacunes alarmantes, notamment en français, et s’ennuient là où d’autres prennent du plaisir (sachant qu’il y a aussi du plaisir dans l’effort, comme les paresseux ne le savent pas).
L’écart entre les élèves est devenu si considérable qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, construire des classes moins hétérogènes. Cela ne reviendrait pas à priver les élèves plus faibles des auteurs classiques, mais à les aborder à un rythme moins soutenu.
On ne sauvera pas la formation générale en restant sourds aux critiques, mais en y répondant tout en restant fidèles à nous-mêmes.