L’opinion publique face à la guerre en Ukraine

La première année de la guerre en Ukraine a vu une importante mobilisation occidentale en faveur du pays agressé par la Russie. Qui aurait dit qu’après les hésitations constatées au début du conflit en février de l’an dernier, les Ukrainiens recevraient tanks, drones, canons à longue portée, assistance humanitaire et économique en plus de bénéficier du système de planification militaire, du renseignement, des photos satellites et de l’identification des cibles russes, des états-majors américains et européens ?
Cette guerre est devenue aussi celle des Occidentaux contre la Russie, malgré les dénégations de leurs dirigeants. Et l’opinion publique ne s’y est pas trompée. En Occident, il y a en effet une érosion progressive de la popularité de la cause ukrainienne et un malaise face aux livraisons d’armes. Quant aux peuples et aux gouvernements du Sud, ils refusent de suivre les Occidentaux.
Selon un sondage IFOP/Le Figaro réalisé dans plusieurs pays européens, « la poursuite des combats depuis près d’un an, les demandes répétées de livraisons d’armes toujours plus nombreuses de la part de Kiev et les conséquences de cette guerre sur la situation économique internationale » alimentent une lassitude et l’inquiétude d’une escalade du conflit. Ainsi, « la bonne opinion de l’Ukraine a […] enregistré un recul significatif et régulier passant de 82 % à 64 % en France et de 86 % à 61 % en Allemagne ». L’érosion est moins marquée, mais réelle, en Pologne, où elle est passée de 91 % à 79 %.
Si les Européens sont largement d’accord avec les sanctions économiques contre Moscou, la fourniture d’armes divise. Les Polonais sont 80 % à approuver, les Français 54 % (en baisse de 11 points par rapport à l’an dernier), les Allemands 52 % (14 points en moins).
On assiste au même phénomène au Canada et aux États-Unis. Un sondage Angus Reid révélait la semaine dernière que l’appui des Canadiens à ce soutien militaire à l’Ukraine commence à s’effriter. Ainsi, 57 % des répondants affirmaient appuyer l’envoi d’armes défensives et d’équipement militaire et 37 % l’envoi « d’aide létale » (un recul de 9 et 11 points, respectivement, par rapport à mars 2022). Aux États-Unis, un sondage de l’Associated Press montre que 48 % des Américains sont favorables à la livraison d’armes. Ils étaient 60 % l’an dernier.
Clivages entre l’Ouest et le Sud global
La guerre divise plus profondément l’opinion publique de l’Ouest et celle du reste de la planète, ce que l’on appelle le « Sud global ». Un sondage réalisé par le Conseil européen pour les relations internationales auprès de quinze pays relève les perceptions divergentes entre les États-Unis et les pays de l’Union européenne d’un côté, et l’Inde, la Turquie et la Chine, de l’autre.
Entre 65 et 77 % des Américains et des Européens qualifient la Russie d’« adversaire » ou de « rival ». En revanche, 51 % des Indiens voient Moscou comme un allié qui « partage leurs intérêts et leurs valeurs ». Les Chinois sont 44 % et les Turcs 55 % à considérer Moscou comme « un partenaire nécessaire avec qui il fait bon coopérer pour des raisons stratégiques ».
Assez étrangement, le sondage révèle que le discours occidental sur les raisons du soutien à l’Ukraine (défendre les droits de la personne et la démocratie, lutter contre l’autoritarisme) n’est pas celui qui frappe les simples citoyens occidentaux. Ils sont 45 % à estimer plutôt que ce soutien vise à « défendre leur propre sécurité », et 15 % pensent qu’il s’agit de « défendre la démocratie ukrainienne ». Enfin, si les enquêtes d’opinion soulignent l’inquiétude des Occidentaux face à la situation actuelle, un sondage du Figaro auprès de ses lecteurs surprend : 54 % ne se sont pas dits inquiets après un discours passablement agressif de Poutine envers l’Occident la semaine dernière.
L’examen de toutes ces données fait apparaître ce que nous pouvons observer au jour le jour : les États modulent leurs comportements envers la Russie selon que leur opinion publique est plus ou moins solidaire de l’Ukraine. Le Royaume-Uni et la Pologne sont en pointe dans la fourniture d’armes à l’Ukraine et se montrent intransigeants dans leur positionnement politique envers la Russie, alors que la France fournit certaines armes et laisse entrouverte la porte au dialogue avec Moscou. Aux États-Unis, l’introduction de la résolution « Sur la fatigue de l’Ukraine » réclamant la fin de l’aide militaire et financière à ce pays par 11 représentants républicains souligne l’effritement du consensus politique remarqué au début de la guerre.
Dans le Sud global, la Russie tire certains bénéfices de son image plus « positive ». La très grande majorité des 193 États membres de l’ONU n’a pas adopté de sanctions contre la Russie. Certains sont des alliés des États-Unis, comme Israël, la Turquie, le Brésil ou le Pakistan. Le commerce entre l’Inde et la Russie a augmenté de 400 % depuis le début des hostilités. Le dernier vote de l’Assemblée générale de l’ONU tenu jeudi dernier et réclamant le départ des troupes russes a encore vu 52 pays du Sud refuser de condamner la Russie.
Il faut faire attention aux sondages. En même temps, ils indiquent une tendance, un mouvement qui fragilise le soutien à l’Ukraine. En particulier, le fossé se creuse entre l’Ouest et le Sud global. La ministre canadienne des Affaires étrangères, Mélanie Joly, déclarait récemment au Devoir vouloir combler en partie ce fossé à travers des programmes sur la sécurité alimentaire, des investissements et la construction d’infrastructures.
Pourtant, c’est ailleurs qu’il faut chercher les causes du profond ressentiment du Sud à l’égard de l’Ouest. Le Sud réclame une réforme du système de gouvernance mondiale, une nouvelle répartition du pouvoir au sein du Conseil de sécurité, des institutions multilatérales, qu’elles soient financières ou politiques, des groupes informels comme le G7 et le G20. L’Occident peut fournir de l’argent. C’est facile. Il lui reste à s’attaquer aux problèmes structurels de la vie internationale. C’est plus compliqué.