Il faut sortir le train planté au coeur de Mégantic

Dans les discussions entourant la voie de contournement de Lac-Mégantic, des voix semblent vouloir limiter le danger ferroviaire au manque de surveillance et à la pente. Celles-ci s’en remettent à une information transparente et aux mesures de sécurité pour favoriser le rétablissement de la population. Ce propos est sensé, mais sommaire. Il me semble qu’il y a dans ces discours des oublis qui changent la nature du portrait.
Nous n’en sommes plus à la pente ni aux virages serrés. Il faut tenir compte de la constance des accidents ferroviaires, des produits chimiques transportés, des longs convois qui obstruent tous les passages à niveau, de leur fréquence, de leur vitesse, de la faiblesse du ministère des Transports et de l’arrogance des ferroviaires, et ce, sans compter leur insensibilité. Si elles avaient eu un cent d’empathie, elles auraient fait taire le hurlement de leurs locomotives depuis longtemps. Comme les excuses, cela ne se demande pas. Les obtenir à l’arraché, c’est se faire servir des regrets bidon.
Comme chaque cas est unique, il n’est pas certain que tous les traumatisés correspondent aux critères d’évaluation psychanalytique du DMS (Diagnostic and Statistical Manual) basés sur les faits observables : il arrive que le rire cache des larmes et le silence, un cri. Ceux-là se retrouvent déclassés, donc dans les limbes et souvent laissés à eux-mêmes. Comme des animaux blessés, ils se terrent. La prudence doit donc s’exercer des deux côtés.
On oublie que la tragédie affecte la personne et le citoyen. Il y a eu des décès, des orphelins, des endeuillés, des gens qui souffrent de voir pleurer un ami ou une connaissance. Ajoutez à cela la perte collective : un coeur de ville, un patrimoine, la vie dedans et nos illusions. La rue Papineau ne sera jamais la rue principale d’hier ; la rue Frontenac restera inanimée parce qu’on n’y retrouvera plus ce qui lui donnait vie : la poste, la bibliothèque, une pharmacie, une épicerie et les terrasses de la joie de vivre. Nous sommes si pressés de boucher des trous qu’il faut craindre, en plus, la fadeur architecturale.
Pour que le centre-ville renaisse, il faut sortir le train planté en son coeur, faire les pontages nécessaires afin de relier Papineau et Frontenac ; il faut cesser de tourner en rond, plus souvent en auto qu’à pied, de se suivre au lieu de se voir. Pour redonner au mot centre-ville son sens, les citoyens doivent se croiser lors de leurs va-et-vient, se saluer ou au moins se reconnaître. Sinon, cette vie-là aussi sera sacrifiée. Si Mégantic dépérit, nous serons tous perdants. Nous avions un centre-ville, c’est la moindre des choses d’en retrouver la promesse. L’espoir fait partie de la guérison.
On oublie également, et cela est essentiel, que justice n’a pas été rendue, que les coupables peuvent recommencer parce qu’il n’y a pas de conséquences à leur incurie. Les Méganticois ont appris à la dure la différence entre la justice et le droit. Comment regarder devant quand, dans le rétroviseur, ce passé-là nous traque. Le deuil sera long. Dans un certain sens, la voie de contournement, c’est une forme d’aveu de culpabilité de la part du principal coupable : le ministère des Transports. Qu’il veuille réparer l’indifférence de la justice, cela me rassure sur l’humanité.
S’en remettre à la demi-voie et aux mesures de sécurité à la pérennité douteuse, c’est se contenter de mettre une muselière au pitbull qui a défiguré l’enfant à qui on demande froidement d’aller promener le chien. Je ne suis pas sûr que cela contribuera à son rétablissement. La muselière réglementaire soumise au diktat des ferroviaires représente un réel danger ; l‘autre, c’est la force brute du chien. Je ne suis pas certain que l’enfant parviendrait à retenir la bête, surtout si celle-ci apercevait une proie ou un profit alléchant.
Nous avons payé cher le lobbying mesquin des ferroviaires. On ne peut plus et on ne doit plus leur faire confiance parce qu’elles s’autorégulent, font manger les ministres dans leur main, marchent aux profits et aux dividendes bien gras. Comment ne pas s’inquiéter de la suite ? Comment allons-nous réussir à nous débarrasser de cette colère en dedans ?
Les Méganticois les ont vécues, les expropriations, trois fois plutôt qu’une. En 1888, lorsque l’International Railway a exigé de la Ville l’expulsion des propriétaires installés sur les terrains qu’elle convoitait pour ensuite l’obliger à les lui donner ; en 2013, la moitié restante de la rue Frontenac a été expropriée manu militari sans oublier les 17 propriétaires de Fatima qui ont dû s’effacer devant le « progrès ». Je crois que nous sommes bien placés pour comprendre et souhaiter que les choses se fassent dans le respect et honorablement.
Les convois de pétrole et autres produits chimiques en ville, c’est rentrer le barbecue dans la maison pour faire griller un steak. Après l’incendie — que cela serve ou non au rétablissement —, je vous le jure, aucune personne sensée n’aura le culot ou la folie de rentrer le maudit poêle dans la maison, même si l’accident relève d’une erreur humaine. La voie de contournement serait un geste naïf et déraisonnable ? Faire comme si rien ne s’était passé, cela ne serait-il pas à la fois cruel, naïf et déraisonnable ?
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