Plus de trois décennies avec la schizophrénie

Nous sommes de la génération qui a voté pour ceux et celles qui « autrefois ont eu l’impulsion d’élever très haut l’esprit des Québécois », comme l’a exprimé Odile Tremblay dans une chronique récente. Cela vous situe par rapport à notre âge.
Et le psychiatre Camille Laurin a été, avec quelques autres, un de ces visionnaires qui se sont battus bec et ongles pour que les malades mentaux puissent vivre dignement et bénéficier réellement des soins dont ils ont besoin pour pouvoir s’intégrer dans la société.
Trente-quatre ans de vie avec des schizophrènes, les quatrième et cinquième enfants de notre famille, nous permettent de témoigner des souffrances qu’ils ont dû endurer et endurent encore hélas alors que leur santé est, depuis leur adolescence, entre les mains des psychiatres. Nos jumeaux ont aujourd’hui 48 ans et voici leur parcours.
Des années volées
En 1989, à l’âge de 15 ans, l’un est victime d’une psychose sévère suivie d’une hospitalisation de trois mois à l’Allen Memorial de Montréal. L’autre manifeste, presque en même temps, ses premiers signes de la maladie. Tous deux sont alors suivis par des psychiatres.
Notre famille vit alors à Montréal. Environ deux ans plus tard, nous choisissons de nous installer dans la baie des Chaleurs, entre autres pour leur éviter de vivre leur maladie en ville et, il faut bien l’écrire, de courir le risque qu’ils deviennent des itinérants.
Dès notre arrivée dans la baie des Chaleurs, psychoses et hospitalisations reprennent chez l’un, et il aura fallu à peine une année de plus pour que le deuxième tombe, lui aussi, gravement malade. Inutile de dire que nous avons eu notre lot de recours aux services policiers pendant une quinzaine d’années, sinon plus. En plus de nous heurter au syndrome des « portes tournantes de la psychiatrie ».
Que de souffrances pour ces deux jeunes adultes à qui la maladie (même soignée) a tout ravi : capacité de réussite scolaire ou sportive, de conserver un emploi, même dans le communautaire, de réussir une relation amoureuse, de s’intégrer à des activités de bénévolat et, plus que tout, de s’intégrer socialement. Bref, la schizophrénie leur a tout volé. Mais, comble de malheur, c’est l’indifférence de la psychiatrie à leur égard qui leur a été la plus néfaste : une quinzaine d’années pour l’un et un peu moins de dix ans pour l’autre. En voici des exemples concrets :
Jumeau no 1 : il décide d’aller vivre seul à Rimouski. Sa psychiatre, qui sait l’aggravation de ses symptômes, invite ses parents à une rencontre où elle leur dit avoir le droit de lui imposer des injections mensuelles de ses médicaments, traitement auquel nous souscrivons, bien entendu. Mais lui refuse. Réaction de la psychiatre : « Nous allons poursuivre la médication actuelle alors. »
S’ensuivent 13 années de problèmes, de rechutes de plus en plus graves, de déménagements à répétition, de voyages multiples entre Rimouski et la Gaspésie pour des hospitalisations et, pire que tout, l’itinérance et la prison à Rimouski ainsi qu’une tentative de suicide. Treize années de déchéance totale qui prendront fin grâce à l’implication de ses parents et de l’Aide juridique. Il vit dorénavant dans une ressource intermédiaire en Gaspésie grâce à laquelle ses progrès et sa récupération sont constants à son grand bonheur et à celui de sa famille.
Jumeau no 2 : des rechutes et des hospitalisations multiples évidemment, mais une vie en logement autonome pendant plus de 25 ans. Une vie chaotique, mais remplie de bons moments et de faux succès à répétition. Puis, en 2014, on lui prescrit un nouvel antipsychotique à prendre à doses plutôt élevées ; deux ans plus tard, elle se retrouve avec un nouveau psychiatre qui maintient cette médication malgré une prise de poids visible et constante avec différents symptômes négatifs.
Un problème cardiaque sérieux l’amène à Québec en 2019 et, depuis, ses médecins ne cessent de dire que de nombreux problèmes de santé la menacent. L’embonpoint devient morbide et l’empêche même de sortir de sa propre maison. Elle est seule, et son état mental se détériore de toute évidence. Neuf années de dégénérescence et, à 48 ans, toute une côte à remonter et personne pour lui tendre la main. Vraiment personne.
Sur 34 années de vie avec la maladie, vingt-deux ont déjà été volées à nos enfants parce que la psychiatrie ne déroge pas d’un iota à la règle de base de la loi : « Si tu n’es pas dangereux pour toi-même ou pour les autres, rien ne m’oblige à t’accompagner ou à t’aider. » Et en santé mentale, cela s’applique intégralement encore aujourd’hui.
Un bref retour en arrière
Nous n’avons pas cité en vain le psychiatre Camille Laurin. C’est lui qui a signé la postface du livre de Jean-Charles Pagé Les fous crient au secours !, paru en 1961, dans laquelle il s’en prend à la culture québécoise du temps qui « ne reconnaît pas le malade mental et le traite comme un étranger dont il faut avant tout se protéger », tout le contraire de ce qu’il souhaite comme instigateur de l’importante réforme mise en marche en 1962 finalement et qui veut « instaurer un système nouveau qui redonne au malade sa dignité et la chance d’être traité comme il se doit ».
Soixante ans plus tard, nous voici avec 4000 itinérants à Montréal, dont au moins 30 % souffrent de maladies mentales sévères. La publicité nous répétant à satiété que « parler de la maladie mentale ne suffit plus », c’est donc à notre tour de crier. Nous avons témoigné parce que le mal est trop grand et nous fait trop souffrir… nous aussi.