La disparition de la littérature

« La très grande majorité des lecteurs, tous âges confondus, n’ont aucune raison d’être traumatisés, offensés, blessés par la lecture d’un mot », affirme l’auteur.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir « La très grande majorité des lecteurs, tous âges confondus, n’ont aucune raison d’être traumatisés, offensés, blessés par la lecture d’un mot », affirme l’auteur.

L’auteur est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et La prose d’Alain Grandbois, ou lire et relire Les voyages de Marco Polo (Nota bene, 2019).

L’édition de mercredi dernier du Devoir nous rappelait que le roman jeunesse de François Blais Le garçon aux pieds à l’envers faisait encore à ce jour l’objet d’une mise en garde de la Santé publique, au même titre qu’un vulgaire paquet de cigarettes ! On y apprenait aussi que l’éditeur Penguin s’appliquait, avec l’accord des ayants droit du romancier anglais, à « lisser » l’oeuvre de Roald Dahl avant sa prochaine réédition, afin d’échapper probablement à un traumavertissement indiquant à ses futurs lecteurs que le livre qu’ils allaient lire pouvait contenir certains mots susceptibles de les offenser.

Comment en arrive-t-on à considérer ainsi une oeuvre de fiction comme un danger pour ses jeunes lecteurs ?

Il suffit apparemment que son auteur se soit enlevé la vie, que le mot « suicide » y apparaisse au moins deux fois, et qu’elle évoque des jeunes qui sont poussés par un démon à agir contre leur gré. Le même genre d’argument sert à justifier le « lissage », c’est-à-dire cette opération d’édulcoration des romans de Roald Dahl, qui se réalise entre autres en y supprimant certains mots potentiellement blessants parce qu’ils font référence au poids, à la maladie mentale, à la race ou au genre.

C’est donc une approche thérapeutique qui motive ces nouvelles entreprises censoriales. Le but est louable, certes : on veut protéger les enfants. Mais c’est une approche qui se trompe de cible ; car, fort heureusement, la très grande majorité des lecteurs, tous âges confondus, n’ont aucune raison d’être traumatisés, offensés, blessés par la lecture d’un mot (à moins qu’ils ne finissent par l’être à force de se faire avertir qu’ils le devraient…) ; et il est également bien peu probable qu’une histoire lue leur donne des idées de suicide. On ne rend pas service au lecteur en tissant autour de l’acte de lecture un tel cocon protecteur.

La littérature n’a pas pour vocation de devenir un de ces « espaces sûrs » où l’on serait protégé de tout ce qui pourrait nous déplaire, nous émouvoir, nous bouleverser. À quoi bon, d’ailleurs, lire un livre s’il ne nous remue pas, s’il ne fait que nous conforter dans ce que nous savons, pensons ou apprécions déjà ; un livre, autrement dit, qui nous enfermerait dans nos propres attentes ? Piètre lecture, que celle qui laisserait le lecteur indemne et qui risquerait surtout, au bout du compte, de le laisser indifférent.

Les mots, d’ailleurs, ne sont pas plus des coups que des pierres ou des balles. Sous forme d’insultes, ils peuvent faire mal, bien sûr ; mais un livre que vous tenez entre vos mains et que vous lisez n’a pas le pouvoir de vous insulter, encore moins celui de vous infliger une blessure, même morale. Si jamais cela se produisait, refermez-le. Mais cela reviendrait à perdre une belle occasion, la fiction ayant justement cet avantage de mettre à distance ce qui se passe et demeure relégué entre les pages d’un livre, et bien souvent dans un univers de fiction.

Je peux être profondément marqué par une scène ou une phrase que je lis ; mais j’en suis en même temps protégé. Il vaut donc mieux être confronté à l’expression d’un préjugé, à une insulte raciste, à une scène d’une violence extrême, au récit d’un viol, par l’intermédiaire d’un livre que dans la vraie vie.

C’est pourquoi faire disparaître des mots, les remplacer par d’autres ou par leurs initiales pour les euphémiser n’a pas le moindre bon sens. Faut-il réécrire Alice au Pays des merveilles sans chapelier f…, La gr… femme d’à côté est enceinte pour ne pas stigmatiser les personnes qui font de l’embonpoint, Les aventures de Huckleberry Finn sans mot en n…, comme cela se fait déjà aux États-Unis ? On imagine aisément la quantité de mots qu’il va falloir ainsi remplacer par leurs initiales. Tout l’alphabet va y passer.

Le plus choquant, c’est peut-être qu’il ne vienne pas à l’esprit d’un éditeur que les mots dont use un écrivain sont pesés, font l’objet d’un choix en principe réfléchi, qu’ils sont donc caractéristiques de son style, style qui lui-même est partie intégrante d’une oeuvre. Ainsi lessivée, celle-ci perd son intégrité et se défait en même temps de sa qualité d’oeuvre, pour devenir un simple produit.

Un produit, lui, ne doit surtout pas prendre ses potentiels consommateurs à rebrousse-poil et, pour ce faire, il est en permanence renouvelé, rafraîchi, remis au goût du jour. Une oeuvre est censée avoir plus de dignité et de consistance, dont fait également partie, outre son style, l’époque passée durant laquelle elle a été écrite.

S’attaquer à cette intégrité de l’oeuvre, c’est s’attaquer à la littérature elle-même, à sa liberté et à l’originalité des oeuvres qu’elle génère. Or, on peut être assurés qu’après la littérature pour enfants et adolescents, cette folie thérapeutique et inquisitoriale, ce rouleau compresseur qui ne supporte tout simplement pas la moindre altérité s’en prendra à la littérature tout court. L’offensive est déjà lancée. Les censeurs se nomment aujourd’hui « sensitive readers ». Ils se prennent pour des contestataires, alors qu’ils ne sont que les agents d’un conformisme généralisé.

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