Guerre en Ukraine et droit international, un face-à-face complexe

« Le plus grand échec des États face à cette guerre réside probablement sur le plan politique plutôt que juridique », observe l’autrice.
Aris Messinis Agence France-Presse « Le plus grand échec des États face à cette guerre réside probablement sur le plan politique plutôt que juridique », observe l’autrice.

Le 24 février, un an se sera écoulé depuis le début de la guerre en Ukraine. Depuis, on compte plus de 7000 personnes civiles tuées, 11 000 blessées et 8 millions de déplacés qui auraient quitté l’Ukraine. Un grand nombre se seraient réfugiées en Russie (2,8 millions), en Pologne (1,5 millions), en Allemagne (1 million) et en République tchèque (489 000), notamment.

Des crimes de guerre ont-ils été commis ?

Dans les zones urbaines, densément peuplées, y compris dans la capitale Kiev et dans la seconde ville, Kharkiv, des attaques indiscriminées ont été lancées par la Russie, y compris au moyen d’armes incapables de discrimination, comme les armes à sous-munitions. De nombreuses attaques — illégales — ont également été menées directement contre la population et des biens civils, y compris des installations électriques et des hôpitaux.

S’agissant des attaques sur la centrale nucléaire de Zaporijjia, ce type d’installations contenant des forces dangereuses ne peut être l’objet d’attaques lorsqu’elles risquent de libérer des forces qui causeraient des pertes civiles sévères, même si elles constituent des objectifs militaires. À Marioupol, sous siège pendant les trois premiers mois de la guerre, l’accès aux produits de première nécessité a été limité — alors que le fait d’affamer la population civile comme méthode de guerre est interdit — et les convois d’assistance humanitaire ont été bloqués — leur accès dans les conflits armés internationaux est pourtant garanti.

Des exécutions sommaires de personnes civiles dans les territoires occupés ont également été constatées, y compris dans la ville de Boutcha, occupée du 4 au 31 mars et où les cadavres de près de 400 personnes civiles ont été retrouvés. Des cas de pillage, de détention arbitraire, de disparitions forcées, et de viols contre des femmes, des filles et des hommes ont également été recensés par la Commission d’enquête indépendante de l’ONU en Ukraine. Des deux côtés, des prisonniers de guerre ukrainiens et russes seraient torturés ou subiraient des mauvais traitements aux mains des forces armées adverses. Or, si le droit humanitaire permet de faire des prisonniers de guerre en capturant des soldats, ceux-ci doivent être traités dignement et humainement.

Par ailleurs, l’annexion à la fin septembre de 15 % de l’Ukraine par la Russie viole le droit international — mais pas le droit international humanitaire, qui ne met pas son nez dans les questions politiques. Aux yeux du droit international humanitaire, ce territoire est toujours un territoire ukrainien occupé ; or, la mise en place de la conscription sur ces territoires, si elle se solde pour les Ukrainiens en l’obligation de joindre l’armée pour se battre contre leur propre camp, est une violation de ce corps de droit. Quant au transfert forcé de personnes ukrainiennes en Russie, il viole l’interdiction de déplacer la population des territoires occupés en dehors de ceux-ci.

L’ensemble de ces violations graves du droit international humanitaire constituent potentiellement des crimes de guerre.

Qu’en est-il des allégations de crimes contre humanité ? De génocide ?

Ces derniers jours, les États-Unis ont accusé à grand bruit la Russie de crimes contre l’humanité en Ukraine. Pour que de tels crimes soient qualifiés, il faut qu’il y ait une attaque généralisée ou systématique contre une population civile. Il n’est pas exclu que certains des faits mentionnés plus haut, s’ils ont été commis sur une grande échelle ou de manière organisée, puissent remplir ce critère, et ainsi constituer à la fois des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Toutefois, les informations sont encore incomplètes et, à ce jour, aucune détermination juridique formelle n’a été réalisée.

En outre, si des crimes qui pourraient être constitutifs de génocide ont sans aucun doute été commis en Ukraine, pour qu’il y ait génocide il faut que soit également démontrée une intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux.

Pour certains, la déshumanisation des Ukrainiens et des Ukrainiennes dans le discours politique, la négation de leur existence comme peuple, comme nation, pourraient constituer des indices d’une telle intention au sein des classes politique et militaire russes. Si cette hypothèse n’est pas exclue, l’existence d’un génocide n’a pas encore été établie sur une base satisfaisante pour l’instant.

Un sentiment d’échec du droit international

Le plus grand échec des États face à cette guerre réside probablement sur le plan politique plutôt que juridique, dans leur incapacité à prévenir cette guerre aussi irréelle qu’annoncée, dans la lignée de cette triste habitude qu’ont les États et les peuples de laisser les catastrophes venir. Peut-être une fois la guerre déclenchée était-il illusoire d’espérer voir la Russie reculer.

Néanmoins… Si les États ont imposé des sanctions économiques et diplomatiques, des gels d’avoirs, expulsé la Russie de plusieurs organisations internationales ; si la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale ont été saisies ; si les États ont ainsi mobilisé la quasi-totalité des mécanismes offerts par le droit international pour dissuader la Russie de poursuivre la guerre, il faut beaucoup d’optimisme pour ne pas voir dans l’invasion de l’Ukraine et la durée de cette guerre un échec du droit international face à la violation de l’un de ses principes clés, codifiés par la Charte des Nations unies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales.

Certes, l’échec n’est pas total ; la communauté internationale s’est manifestée promptement, en bloc, pour envoyer à la Russie — une grande puissance du monde contemporain — le message que cette invasion est inadmissible ; des millions de personnes déplacées sont accueillies par les États, conformément à ce que prévoit notamment le droit international des réfugiés ; et j’en suis convaincue, de nombreux auteurs de crimes de guerre seront jugés.

Je crois même qu’étant donné le coût politique de cette guerre et le précédent qu’ont créé la mobilisation internationale et l’armement massif de l’Ukraine par l’Occident, d’autres États hésiteront avant de lancer une guerre d’agression dans l’avenir. Le droit international ne sert pas « à rien ». Mais du « plus jamais » de la Deuxième Guerre mondiale au « plus jamais » du Rwanda, on était assurément en droit d’espérer mieux.

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