Des limites au gouvernement par les juges

« Sans la reconnaissance constitutionnelle de ses droits collectifs offerte par l’accord du lac Meech, il ne reste au Québec que le recours à la disposition de dérogation pour protéger ses droits collectifs », observe l’auteur.
Photo: Adrian Wyld La Presse canadienne « Sans la reconnaissance constitutionnelle de ses droits collectifs offerte par l’accord du lac Meech, il ne reste au Québec que le recours à la disposition de dérogation pour protéger ses droits collectifs », observe l’auteur.

À ceux et celles qui proposent de s’adresser à la Cour suprême pour limiter le recours à la clause dérogatoire inscrite dans la Charte canadienne des droits et libertés de la personne, il convient de rappeler qu’en agissant de la sorte, ils placeraient cette Cour dans une situation où elle serait à la fois juge et partie, puisqu’on lui demanderait de statuer sur l’application d’une clause destinée à limiter ses propres pouvoirs.

Aux partisans d’une Cour suprême qui s’autorégulerait de la sorte, je propose de lire ce que nul autre que Thomas Jefferson a écrit sur les dangers de despotisme inhérents au gouvernement par les juges. Et pour saisir l’essentiel de sa pensée, je reproduis ici quelques paragraphes tirés de l’ouvrage The Living Thoughts of Thomas Jefferson colligé par John Dewey. Je les ai traduits aux fins de cet article.

À son ami Javis, Jefferson écrit ce qui suit.

« Vous semblez attribuer aux juges le rôle d’ultimes arbitres dans tout débat de nature constitutionnelle : une doctrine que je considère comme dangereuse et qui nous expose au despotisme d’une oligarchie. Nos juges sont aussi honnêtes que le commun des mortels, mais sans plus. Ils partagent les mêmes passions que nous, la même tendance à l’esprit de clocher, la même quête de pouvoir et de privilèges attachés à leur fonction. Leur maxime “boni judicis est ampliare juridictionem” clame que le rôle d’un bon juge est d’élargir sa juridiction, et le pouvoir de nos magistrats est d’autant plus dangereux qu’ils sont nommés à vie et n’ont de comptes à rendre à personne. […]

« Les germes de dissolution de notre pays fédéral ont été semés lors de la création de son système judiciaire. Un système irresponsable (car la menace de destitution des juges n’est qu’un simple épouvantail) qui s’est donné comme tâche d’envahir, silencieusement, jour et nuit, comme la force de gravité, tous les champs de juridiction pour les soustraire aux pouvoirs des États membres de la fédération et les confier à un seul et même gouvernement pour tous. Je m’oppose à cette consolidation des pouvoirs, car lorsque toute forme de gouvernement des affaires intérieures aussi bien qu’étrangères, dans les petites comme les grandes choses, auront été transférées à Washington, devenu le centre de tous les pouvoirs, c’en sera fini de la limitation mutuelle des pouvoirs entre gouvernements, et notre pays deviendra aussi vil et opprimant que le gouvernement britannique dont nous nous sommes séparés. […]

« En vérité, aucun être humain ne peut jouir d’une confiance à vie s’il échappe à toute obligation de rendre des comptes […]. Et aucun groupe humain n’a davantage besoin de rendre des comptes que celui des juges rattachés à notre gouvernement général, que j’appelle notre ministère des Affaires extérieures. Car ces magistrats interprètent la loi fondamentale du pays en recourant à l’inférence, à l’analogie, voire au sophisme comme si elle était une loi ordinaire. Et ils ne semblent même pas conscients que cette constitution n’est pas la propriété d’un seul gouvernement qui en assure la supervision et le contrôle, mais qu’elle est née d’un pacte entre plusieurs centres de pouvoirs indépendants qui réclament tous un droit égal à en comprendre le contenu et à exiger le respect des obligations qu’elle impose. »

Un juste équilibre

Rappelons ici qu’une façon de limiter le pouvoir des juges conforme aux voeux de Jefferson est déjà prévue dans la Charte canadienne des droits et libertés de la personne.

L’article 25 se lit en effet comme suit.

« Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada, notamment : a) aux droits ou libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763 ; et b) aux droits ou libertés existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis. »

De même, les articles 27 et 29 précisent que :

« Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. »

Et que « les dispositions de la charte ne portent pas atteinte aux droits ou privilèges garantis en vertu de la Constitution du Canada concernant les écoles séparées et autres écoles confessionnelles ».

Pour assurer un juste équilibre entre droits et libertés des individus et droits collectifs reconnus aux peuples fondateurs et aux provinces, l’accord du lac Meech proposait dans la même veine l’ajout des clauses suivantes à notre Constitution :

« (1) Toute interprétation de la Constitution du Canada doit concorder avec :

a) la reconnaissance de ce que l’existence de Canadiens d’expression française, concentrés au Québec, mais présents aussi dans le reste du pays, et de Canadiens d’expression anglaise, concentrés dans le reste du pays, mais aussi présents au Québec, constitue une caractéristique fondamentale du Canada ;

b) la reconnaissance de ce que le Québec forme au sein du Canada une société distincte.

(2) Le Parlement du Canada et les législatures des provinces ont le rôle de protéger la caractéristique fondamentale du Canada visée à l’alinéa (1) a).

(3) La législature et le gouvernement du Québec ont le rôle de protéger et de promouvoir le caractère distinct du Québec visé à l’alinéa (1) b).

(4) Le présent article n’a pas pour effet de déroger aux pouvoirs, droits ou privilèges du Parlement ou du gouvernement du Canada, ou des législatures ou des gouvernements des provinces, y compris à leurs pouvoirs, droits ou privilèges en matière de langue. »

Nécessaire disposition de dérogation

En clair, la bonne façon de contrer à la canadienne le gouvernement par les juges dénoncé par Jefferson consiste à inscrire dans la Constitution du pays l’obligation faite aux magistrats de tenir compte des droits collectifs des peuples fondateurs et des provinces dans l’interprétation des droits et libertés des individus garantis par nos chartes. Elle consiste aussi à prévoir un usage de la disposition de dérogation, si aux yeux des élus du peuple les juges ne tiennent pas ou tiennent insuffisamment compte de ces droits collectifs dans l’interprétation des droits individuels protégés par nos chartes.

Malheureusement, sans la reconnaissance constitutionnelle de ses droits collectifs offerte par l’accord du lac Meech, il ne reste au Québec que le recours à la disposition de dérogation pour protéger ses droits collectifs contre une cour tenue d’interpréter la Charte canadienne dans une perspective multiculturelle allergique aux droits des peuples fondateurs du pays.

Il faudra un jour renouer avec l’esprit, sinon la lettre, de Meech pour briser cette impasse, et faire en sorte que le Canada devienne autre chose qu’une pâle copie du melting pot américain.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo