L’épreuve de la masculinité

En 2008, j’ai publié ma thèse de doctorat de service social en France. J’ai passé six ans à comprendre les rituels chez les jeunes hommes sportifs de haut niveau. L’idée m’était venue en 2001 en lisant Howard Becker, qui disait dans son ouvrage Outsiders qu’avant de comprendre les marginaux, il fallait comprendre les normaux. En service social, on étudie les marginaux, les victimes, les laissés-pour-compte. Je n’ai donc pas eu un grand succès dans mes demandes de bourse avec mon idée d’étudier les gars hétérosexuels qui vont bien et qui sont les plus populaires. Mes répondants étaient membres d’équipes de hockey et de football universitaires notamment.
La majorité provenait d’une équipe en particulier, avec qui j’ai passé près de deux ans. Le portrait, qui paraissait fort beau au début, était cependant moins reluisant. Et que m’ont raconté tous ces gars ? Ce que vous entendez ces jours-ci ! Ils aimaient leur sport passionnément au point de passer au travers des rituels dégradants, où leur corps est meurtri et blessé dans leur plus grande intimité.
À quoi servent les rituels ?
Les rituels sont essentiels. Nous vivons tous des rituels. Ils sont initiatiques quand il faut entrer dans un groupe, au travail ou ailleurs. Ils sont parfois si petits et souvent si habituels que l’on ne s’en rend même plus compte. Ils sont tribaux, une fois entrés dans le groupe, afin de réaffirmer notre appartenance à ce groupe. Ils sont apotropaïques, quand il faut une certaine magie qui apporte à soi la bonne fortune et éloigne le mauvais sort. À titre d’exemple, les sportifs collent dans leur casque un brin de gazon d’un terrain où ils ont gagné un match, ou encore ils mâchent toujours la même saveur de gomme et de la même marque…
Mais pourquoi donc les rituels chez les hommes sportifs vont-ils dans la direction que l’on connaît et qui font la manchette ?
Il faut analyser le modèle de masculinité hégémonique de notre société. La masculinité valorisée dans notre société, malgré des nuances, est encore et toujours dominatrice, stoïque et homophobe. Quelle est la plus grande peur de tout adolescent ? De passer pour (ou d’être) homosexuel. N’ayons pas peur des mots. J’ai coécrit un ouvrage sur les motivations suicidaires des jeunes hommes, dont le titre était Mort ou fif. Ce n’est pas pour rien ; les répondants préféraient être morts que, et ce sont leurs mots, « fifs ». C’était aussi les mots des répondants de mon doctorat.
Les sportifs qui se sont livrés à moi ont défini avec la plus grande difficulté ce que c’est que d’être un homme. Et quand ils ont fini par trouver des réponses après de longs cafouillages, ils m’ont dit que c’était de défendre sa famille, sa conjointe et ses enfants, de les nourrir, que c’était d’être poilu, musclé, de sentir mauvais, de sortir les poubelles. C’était aussi ne pas être une femme ou une mauviette… Dans leur échelle de masculinité, ils se mettaient cinq ou six sur dix pas plus. Cette masculinité, qu’ils peinaient à définir, se définissait dans la soustraction à partir de « qualificatifs féminins » qu’ils possédaient.
Porter plainte ?
Penser qu’un jeune homme sportif peut porter plainte librement est une erreur. Premièrement, dans le modèle de masculinité auquel ils adhèrent, un homme ne se plaint pas. Il endure. Porter plainte a des conséquences fâcheuses, souvent bien pires que le mal. En effet, cela signifie le plus souvent être exclu de l’équipe. L’institution qui met en place les abus ne peut pas être aussi celle qui reçoit la plainte.
Plusieurs parents ont témoigné auprès de Josie-Anne Taillon, de Radio-Canada, que non seulement le processus de plainte qu’ils ont entrepris a été pénible, mais aussi qu’il n’a abouti à rien. Souvenez-vous du scandale de McGill en 2005 avec « Doctor Broom ». Non seulement le jeune homme qui a porté plainte pour l’agression dont il a été victime lors d’initiation de football a été traumatisé, mais il a quitté l’université en plus d’avoir été tenu pour responsable de l’expulsion de ses agresseurs de l’Université McGill et de l’annulation de la saison de football. La liberté de porter plainte a un coût.
Les solutions existent
J’ai proposé dans ma thèse (L’épreuve de la masculinité. Sport, rituels et homophobie aux Éditions H et O) un certain nombre de solutions, notamment des rituels inclusifs, où l’on met en valeur les forces de chacun dans le respect. Un milieu sportif où l’amitié et la solidarité sont à l’honneur notamment.
Alors, ces hommes, qu’il ne valait pas la peine d’étudier car ils tenaient le haut du pavé et dans la vie desquels tout allait bien, se sont avérés de jeunes hommes perdus dans des valeurs masculines surannées et toxiques et sans modèle de remplacement valable. Ce que l’on voit dans le sport aujourd’hui est notre responsabilité collective, et nous avons échoué. Plusieurs chercheurs comme moi ont publié leurs recherches, mais le milieu sportif a préféré regarder ailleurs et a ignoré la science.
Les discours des dirigeants des ligues sportives que l’on peut entendre ces temps-ci dans les médias sont plutôt médiocres et relèvent du déni le plus complet, pour ne pas dire de la bêtise. Toute cette histoire me donne la satisfaction d’avoir eu raison. J’aurais pourtant aimé avoir tort et m’être trompé.