Défaire les mythes entourant santé mentale et aide médicale à mourir

Le projet de loi C-39 qui a été déposé le 3 février dernier à Ottawa reporte d’encore un an l’admissibilité à l’aide médicale à mourir (AMM) des personnes dont le trouble de santé mentale (TSM) représente le seul critère médical invoqué. Bien qu’à l’échelle de notre province, le Collège des médecins et l’Association des médecins psychiatres du Québec (AMPQ) s’estiment prêts, et que l’Association des groupes d’intervention en défense des droits en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ) soit déconcertée par ce report, qu’elle voit comme une énième preuve du paternalisme et des injustices épistémiques que subissent les personnes qui vivent avec un TSM, le ministre fédéral de la Justice jugeait que nous n’avions pas atteint le consensus social nécessaire pour aller de l’avant.
Il semble opportun de saisir ce temps de sursis pour progresser dans cette essentielle conversation. Mais pour cela, il convient de lever les quelques mythes qui alimentent la levée de boucliers face à l’idée que des personnes vivant avec un TSM puissent, elles aussi, faire valoir leurs droits en demandant l’aide médicale à mourir.
On lit souvent — et il s’agit d’un premier mythe — que la communauté des personnes souffrant de troubles de la santé mentale, première concernée, y est unanimement opposée et que le discours dominant, mobilisé par des « experts », méprise leur voix. Mais cette affirmation invisibilise du même souffle la voix des nombreux groupes de défenses des droits des personnes vivant avec un TSM (j’ai déjà cité l’AGIDD-SMQ) qui revendiquent ce droit, en plus de discréditer le témoignage des rares personnes qui demandent ce soin pour elles-mêmes.
Bien sûr, il existe aussi des organisations (comme Not Dead Yet et Compassion Choices), des citoyens et des chercheurs qui s’opposent ardemment à l’AMM (tout court). Mais est-ce que la communauté est unanime sur cette question ? Non. Un article de la professeure de science politique Susan Behuniak paru en 2016 documente d’ailleurs très bien ces désaccords.
Depuis la dernière année, on a aussi eu l’occasion de lire dans plusieurs chroniques — et il s’agit d’un deuxième mythe à défaire — que toutes les personnes vivant avec un trouble de la santé mentale seront éligibles à l’AMM et risquent de perdre la vie si, plongées dans une période de désespoir, elles en font la demande. Une telle affirmation suscite effroi et consternation (à juste titre si elle était fondée !), mais elle néglige que toutes les personnes qui ont un diagnostic de trouble de la santé mentale (1 personne sur 3 au cours de sa vie au Canada…) ne remplissent évidemment pas l’ensemble des critères d’éligibilité.
Prenons le critère du consentement. Les spécialistes savent que la détresse émotionnelle, les phases de dépression majeure ou encore les périodes de crises psychotiques, par exemple, compromettent provisoirement l’aptitude au consentement à ce soin, en plus d’embrumer la capacité décisionnelle. Or, la démarche de la personne qui fait une demande d’AMM, en plus d’être évaluée par deux médecins et un psychiatre, sur une période prolongée à 90 jours, doit être « mûrement réfléchie » (AMPQ, 2020) et s’inscrire dans le temps long de la réflexion.
Toute décision prise de manière impromptue, ou dans le creux de la vague dépressive, n’apparaîtrait pas comme mûrement réfléchie, pas plus que le désir de mort ne serait jugé rationnel par les proches et l’équipe de soins. Les personnes qui se retrouveraient dans pareille situation n’obtiendraient tout simplement pas l’AMM. Le paternalisme bienveillant qui sous-tend les mesures de sauvegarde les protégerait en quelque sorte d’elles-mêmes.
Et c’est sans compter l’exigence de satisfaction des critères d’éligibilité que sont la « maladie grave et incurable » et le « stade avancé de déclin des capacités qui est irréversible », que les spécialistes reconnaissent comme étant difficile à établir lorsqu’il est question de troubles mentaux. Privilégiant la prudence et la précaution (et non pas l’attitude cavalière que laissent entendre certaines opinions), l’Association des médecins psychiatres du Québec recommande d’ailleurs à ses membres de « s’abstenir en cas de doute » (AMPQ, Document de réflexion, 2020).
Certains soutiennent malgré tout qu’il est impossible de tracer la ligne entre les cas où la maladie est traitable et les cas où elle est réfractaire aux traitements. Mais peut-on reconnaître avec les spécialistes que la ligne de démarcation est souvent difficile à tracer, sans pour autant prétendre que cela est dans tous les cas impossible ? Que l’évaluation soit un exercice funambulesque qui relève de l’art de la pratique clinique, et qu’une part d’incertitude plane toujours (comme c’est parfois le cas pour des maladies du corps) ne justifie pas en soi l’application d’une interdiction a priori de l’AMM pour toutes les personnes souffrant d’un TSM.
Une chercheuse française opposée à l’AMM pour TSM a écrit que la Loi canadienne devrait aller plus loin, et qu’avant de juger de l’irréversibilité de la maladie, elle devrait exiger de la personne vivant avec un TSM qu’elle se soit soumise à une grande diversité de traitements psychologiques et pharmacologiques, avec différents professionnels, allant jusqu’à exiger qu’elle ne subisse rien de moins que l’électro-convulsivothérapie (les électrochocs). Autrement dit, tant que tout, jusqu’aux thérapies les plus intrusives et controversées, n’aurait pas été tenté, on devrait opposer un refus catégorique à la demande d’AMM.
Les groupes de défenses des droits des personnes qui vivent avec un TSM ont historiquement dénoncé les traitements et internements forcés massivement subis, les effets secondaires parfois insoutenables de certains traitements, et l’acharnement thérapeutique. Le principe de l’intégrité de la personne enchâssé dans la Constitution leur confère le droit d’ailleurs de refuser des traitements. Pourquoi ne pas remettre entre les mains des personnes les principales concernées la décision concernant le nombre et la nature des traitements qu’elles jugeront acceptables pour elles-mêmes ? Jusqu’où va-t-on pousser ce que le philosophe A. Baril appelle « l’injonction à la vie » ?
Dans le contexte de nos sociétés marquées par le « sanisme structurel » (discrimination vis-à-vis des personnes en situation de TSM), le témoignage et la parole de ces personnes sont couramment discrédités comme « mensongers », « exagérés », « irrationnels », et leur souffrance et désir de mort, invalidés. Elles subissent ce qu’on appelle, dans le jargon philosophique, des « injustices épistémiques ».
En réalité, dans pareil contexte de sanisme structurel, le risque est bien plus grand que des personnes aptes, qui vivent avec un trouble de santé mentale, se retrouvent injustement jugées inaptes à décider pour elle-même de leurs propres soins, qu’elles soient crues, jugées rationnelles et soutenues dans leur démarche. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit plus fondamentalement ici : être capable d’entendre la voix des personnes souffrantes en tout respect et les prendre au sérieux. Valider leur souffrance existentielle représenterait d’ailleurs, selon plusieurs, le premier pas vers l’apaisement de leur désir de mourir.