Personne n’est illégal

Les discours xénophobes contre l’immigration et les points d’entrée dits « irréguliers », comme le chemin Roxham, dépeignent les personnes migrantes comme des ennemis étrangers menaçant la paix sociale, affirme l’auteur.
Ryan Remiorz La presse canadienne Les discours xénophobes contre l’immigration et les points d’entrée dits « irréguliers », comme le chemin Roxham, dépeignent les personnes migrantes comme des ennemis étrangers menaçant la paix sociale, affirme l’auteur.

L’auteur est pédiatre urgentiste et professeur agrégé à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université McGill. Il s’implique dans le collectif Soignons la justice sociale et a écrit le livre primé Plus aucun enfant autochtone arraché. Pour en finir avec le colonialisme médical canadien (Lux éditeur).

Lorsque j’étais résident, un enfant avait été admis à l’unité de soins intensifs pédiatriques (USIP) pour le traitement d’un cancer rare. Plusieurs années auparavant, ses deux parents avaient revendiqué le statut de réfugié. Dans une décision qui révèle le caractère arbitraire — et méprisant — du système canadien, la demande de la mère a été acceptée, mais pas celle du père. La famille est retournée vers son pays d’origine, malgré les risques que cela comportait.

Le diagnostic tombé, il n’y avait pas d’options de traitement efficace disponibles. La mère a donc décidé de revenir ici pour soigner son fils, un citoyen canadien. Les équipes traitantes ont fait tout leur possible pour sauver l’enfant, y compris une intervention chirurgicale risquée. Il est toutefois décédé quelques semaines plus tard. Si son père n’avait pas été déporté, l’enfant aurait probablement reçu les soins nécessaires plus tôt et serait peut-être encore vivant aujourd’hui.

Je travaillais de nuit à l’USIP et j’ai rencontré l’enfant le lendemain de son opération. Je me souviens encore de son regard : triste, souffrant, pénétrant. J’en avais les larmes aux yeux. Son regard me hante encore aujourd’hui. Toutes ces années plus tard, le destin cruel de ce bambin est un rappel constant de la violence directe et indirecte causée par le déplacement forcé et les politiques d’immigration.

Selon l’Organisation internationale pour les migrations, une personne sur 30 dans le monde est migrante. Ces personnes se déracinent et sont poussées à quitter leur foyer par différentes formes de violences politique, sociale et économique. Elles entreprennent des voyages périlleux dans l’espoir d’un avenir meilleur.

Dans le climat toxique actuel évoqué en ces pages vendredi, les personnes migrantes sont déshumanisées de toutes parts. Des médias réputés les qualifient d’ « illégales » et de « clandestines » , même si ces termes sont critiqués, notamment par l’organisation Human Rights Watch. Les discours xénophobes contre l’immigration et les points d’entrée dits « irréguliers », comme le chemin Roxham, dépeignent les personnes migrantes comme des ennemis étrangers menaçant la paix sociale.

Pourtant, ce sont les régimes frontaliers qui vulnérabilisent, « illégalisent » et, parfois, tuent des demandeurs d’asile, notamment en les contraignant à emprunter des voies dangereuses dans leur quête de sécurité et de dignité. Le récit bouleversant de Fritznel Richard, décédé d’hypothermie, en est le plus récent exemple.

Même des voix progressistes appelant à un traitement compatissant des personnes migrantes continuent de cadrer le débat de façon étroite, « nous » invitant à décider si « elles » méritent de rester. Ce faisant, elles exposent l’hypocrisie du Canada à décider qui peut vivre ici.

D’abord, comme l’explique Harsha Walia dans son livre primé Border&Rule (et bientôt traduit en français chez Lux éditeur), la « crise migratoire » est en réalité une « crise du déplacement » dans un système d’apartheid mondial façonné par les forces capitalistes-coloniales qui sous-tendent la conquête impérialiste, la mondialisation néolibérale et l’effondrement écologique.

Selon Carmen G. Gonzalez, avocate de renommée mondiale en droit de l’environnement, les pays les plus affluents du monde ont une obligation « envers les personnes déplacées par le climat parce qu’ils contribuent de manière disproportionnée à la perturbation du climat planétaire ».

En effet, la politique étrangère du Canada et son soutien aux entreprises privées (par exemple, entre la moitié et les deux tiers des sociétés minières cotées en Bourse dans le monde sont basés au Canada) jouent un rôle important dans la destruction des communautés sociales et des écosystèmes à l’étranger.

À un niveau plus fondamental, le Canada est lui-même fondé sur le génocide des nations autochtones et le vol violent de leurs terres par les colonisateurs européens, qui n’ont jamais été invités à venir s’installer. Dans son rapport final, la Commission de vérité et réconciliation du Canada explique que les empires européens (Espagne, Portugal, Hollande, Grande-Bretagne, France) ont justifié leur invasion et l’exploitation des Amériques par le concept de « terra nullius » et par la « doctrine de la découverte », qui a été institutionnalisée par le pape au XVe siècle. À ce jour, cette doctrine a encore des ramifications juridiques.

D’ailleurs, comme l’a déjà souligné Emilie Nicolas dans ces pages, la « prise de possession » du territoire par Jacques Cartier au nom du roi de France en 1534, en plantant une croix dans la péninsule de Gaspé, nous permet de « tracer une ligne directe entre l’autorité papale et le déni de la souveraineté autochtone » au Canada.

Au Québec, certains soutiennent que le gouvernement provincial devrait avoir pleine juridiction sur son immigration. Rappelons que pour les peuples autochtones, le gouvernement du Québec n’a pas hésité à se faire colonisateur : le projet hydro-électrique de la baie James en est un exemple frappant.

La légitimité des gouvernements québécois et canadien à décider qui peut vivre sur ces terres existe seulement si on cautionne la loi du plus fort.

Dans son livre, Walia note que « l’analyse de la frontière dans le cadre des relations impériales historiques et contemporaines… oblige à passer des notions de charité et d’humanitarisme à celles de restitution, réparations et responsabilités ». Gonzalez, pour sa part, conçoit aussi la migration comme une forme de réparation.

Par souci de cohérence et de solidarité internationale, il faudrait appuyer les démarches des groupes syndicaux et communautaires québécois qui appellent à un programme de régularisation massive des personnes sans statut migratoire véritablement « inclusif et complet » à l’échelle nationale.

Dans le documentaire Essentiels, la militante Sonia Djelidi nous rappelle que le confort de nombreux Québécois repose sur cette même immigration que l’on exploite et diabolise par ailleurs. En réalité, des secteurs névralgiques de notre société (la santé, l’alimentation, les garderies, etc.) s’effondreraient sans le travail des personnes migrantes précarisées.

Mais au-delà de justifications utilitaristes et économiques, souvenons-nous des propos d’Aboubacar Kane, co-porte-parole de Solidarité sans frontières, lors de la veillée à la mémoire de Fritznel Richard : « On devrait accepter tout le monde, et surtout prendre soin de ceux qui sont ici pour leur permettre d’avoir un statut et une vie digne et acceptable. »

Parce que personne n’est illégal.

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