Quand la positivité devient toxique

« L’absence de soutien émotionnel et d’écoute peut avoir de graves conséquences », observe l’autrice.
Photo: iStock « L’absence de soutien émotionnel et d’écoute peut avoir de graves conséquences », observe l’autrice.

On fait soi-même son bonheur. Rien n’arrive pour rien. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. D’autres l’ont pire que toi. On attire le positif quand on pense positif. Si tu as vécu telle affaire difficile, c’est parce que tu l’as attirée. Tu avais à vivre ça. Tu devais en tirer une leçon. Il faut s’aimer pour que les autres nous aiment.

Vous avez sûrement entendu une de ces phrases dans votre vie ou, fort plus probablement, vous en avez lu certaines sur Facebook accolées à une photo de coucher de soleil. Ces phrases sont décrites par beaucoup de gens comme issues de la pensée positive, laquelle est considérée comme la clé pour contrer les problèmes de santé mentale tels que la dépression ou encore pour vous attirer plein de succès. Et si je vous disais que, le plus souvent, ces phrases sont plutôt l’expression d’une positivité toxique et qu’elles devraient, de ce fait, être utilisées pas mal moins souvent que l’on pense ?

Petite notion de biologie : le modèle triangulaire de Grime permet de théoriser les stratégies que les plantes mettent en place pour survivre aux perturbations et aux stress environnementaux, dont certains sont engendrés par l’activité humaine. Selon ce modèle, on voit que certaines espèces utilisent la stratégie compétitive, d’autres celle de la tolérance au stress, tandis que d’autres sont rudérales, c’est-à-dire qu’elles poussent et se reproduisent rapidement, mais vivent moins longtemps.

Bien que le modèle triangulaire de Grime (ou encore stratégies CSR) soit adapté pour les végétaux, j’y vois beaucoup de ressemblances avec la résilience humaine. Nous sommes majoritairement venus au monde sans historique d’épreuves difficiles : celles-ci se mettent sur notre chemin au courant de la vie. Il me semble évident qu’il y a autant de manières possibles de réagir à un événement difficile, voire traumatisant, qu’il y a d’individus. On réagit parfois en évitant le traumatisme pendant que d’autres personnes s’y réexposeront. Certaines personnes auront la possibilité de guérir, partiellement ou totalement, d’autres pas. Plein de facteurs entrent en compte : nos privilèges, notre accès à des soins, nos moyens financiers, notre isolement ou non, etc.

Sauf qu’on nous vend l’idée que la seule manière de gérer les très difficiles imprévus qui s’invitent parfois dans nos vies, c’est de recourir à la pensée positive, une pensée qui me semble extrêmement invalidante et injuste. Je m’explique.

Si la pensée positive peut être adaptée dans certaines situations, surtout avec les enfants, pour des personnes marginalisées, atteintes de problèmes de santé mentale et traumatisées, elle peut avoir des conséquences graves. La pression de se présenter comme une personne positive et heureuse est ressentie par plusieurs, ce qui mène évidemment à un sentiment d’échec. Les gens tentent ainsi d’éviter des émotions saines comme la colère et la tristesse.

Pourtant, on ne fait pas complètement son bonheur soi-même. Cochez-vous au moins quelques-unes des cases suivantes : amis, famille, couple, enfants, emploi ? Je ne dis pas que ces facteurs sont nécessaires au bonheur, celui-ci étant variable pour chaque personne, mais des gens isolés, qui n’ont rien de ça, j’en lis souvent sur les réseaux sociaux. Ils ressentent le besoin d’avoir un cercle social, de fonder une famille, de compter sur la leur, de casser des années de célibat et de faire partie d’une équipe professionnelle.

Diriez-vous à une femme qui vient de faire une fausse couche que rien n’arrive pour rien ? À une femme ayant survécu à une tentative de féminicide que cela est censé la rendre plus forte, alors qu’elle craint maintenant presque tous les hommes ? Qu’une femme survivante d’un viol a attiré ça (déculpabilisant du même coup son agresseur) ? Qu’un jeune homme autiste victime d’intimidation à l’école doit passer par là et en tirer une leçon (celle qu’il n’a pas le droit d’être lui-même s’il veut faire partie de la société) ? Diriez-vous à ce même jeune homme qu’il doit s’aimer s’il veut qu’on l’aime, après qu’il a perdu toute estime de lui-même dans ces années d’intimidation, de rejet et d’exclusion ?

Ce sont malheureusement des réactions que j’ai souvent lues et entendues après que ce genre de confidences eurent été faites par d’autres personnes. Comme on le voit en biologie, les organismes, animaux ou végétaux, doivent déplacer des montagnes pour survivre à l’adversité. Malheureusement, certaines espèces perdent leur combat en disparaissant parce que, par exemple, l’espèce humaine leur a imposé une épreuve trop difficile. L’absence de soutien émotionnel et d’écoute peut avoir de graves conséquences. L’actualité nous l’a démontré dans les dernières semaines.

J’aimerais plutôt inviter les gens à faire preuve d’empathie et à accepter ce que d’autres vivent ou ont vécu. Il est normal de ne pas vouloir constater à quel point il peut y avoir des injustices dans la vie ou encore de ne pas vouloir admettre qu’il y a des personnes méchantes. Mais cet évitement vient avec de la positivité toxique aux nombreuses conséquences fâcheuses : les personnes souffrantes sont réduites au silence et n’osent plus se confier ou encore aller chercher l’aide nécessaire à leur détresse parce qu’elles pensent qu’elles doivent faire leur bonheur elles-mêmes. Elles sont isolées et ne se sentent pas prises au sérieux. Par ailleurs, cette vision positive extrême peut aussi permettre à certaines personnes de se déresponsabiliser de leurs gestes. Par exemple, un agresseur sexuel pourrait valider ses comportements en se disant que la victime avait à passer par là.

Sur un point plus nuancé, si certaines personnes peuvent faire elles-mêmes leur bonheur, j’aimerais les inviter à prendre conscience de leurs privilèges. On me dit que les personnes les plus marginalisées de la société font face à encore plus d’obstacles et doivent devenir parfois, comme les plantes, rudérales. J’aimerais donc que les gens se renseignent sur les effets à long terme des traumatismes et de l’isolement.

Bref, soyons plus empathiques les uns envers les autres. Préconisons une positivité accueillante, bienveillante, validante et, surtout, réaliste, plutôt qu’un déni qui fait rarement du bien.

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