Pour que la Syrie ne se meure pas une deuxième fois

« Tout le nord de la Syrie est devenu zone catastrophe. Nous demandons instamment une aide internationale. Au secours, SVP » : c’est le cri du coeur d’une organisation caritative d’Alep au lendemain du plus grand tremblement de terre qui a frappé tout le nord de la Syrie et au-delà.
L’ampleur du désespoir des habitants d’Alep, ville densément construite et anciennement poumon économique du pays, dépasse l’imagination. Plusieurs millions d’habitants qui peinaient déjà à trouver subsistance et chauffage en raison des séquelles de la guerre et de la brutalité des sanctions font aujourd’hui face à une catastrophe sismique d’une ampleur jamais vue depuis le XIIe siècle, lorsque la majorité de la ville fut détruite.
Ni le gouvernement ni ce qui reste de la société civile ne sont capables d’y faire face. Seuls une assistance internationale d’exception et un assouplissement majeur des sanctions pourraient venir en aide à ces centaines de milliers de familles qui vivent un hiver particulièrement froid et pluvieux, privées de presque tout et maintenant même de toits pour s’abriter.
Genèse et effets des sanctions
Irrités de n’avoir pas pu renverser le pouvoir en place, les États-Unis et l’Europe imposent des sanctions économiques à la Syrie, et, ce faisant, se lavent les mains du conflit, pour reprendre un récent éditorial de Foreign Policy. Or, c’est la population qui fait les frais de cette impasse. Dans son rapport accablant de novembre 2022, Alena Douhan, rapporteuse spéciale de l’ONU, constate que « la Syrie est le théâtre d’une catastrophe humanitaire et les sanctions économiques brutales y sont pour beaucoup ».
Avant le tremblement de terre, les Syriens connaissaient déjà l’hiver le plus dur depuis 2011. Quatre-vingt-dix pour cent des Syriens vivent maintenant sous le seuil de la pauvreté. La grande majorité veulent quitter le pays ; ceux qui restent peinent à subvenir à leurs besoins les plus fondamentaux. « Ce n’est pas un col roulé que je dois revêtir, c’est trois couvertures pour me prémunir contre le froid », m’a écrit, il y a une semaine, un ami qui vit encore à Alep, ma ville natale. Pas de mazout, pas de chauffage. Imaginez la situation après le tremblement de terre.
Contrairement à ce que prétendent les porte-parole des puissances qui imposent ces sanctions, et contrairement aux assurances naïves que l’aide humanitaire est acheminée partout, la société civile syrienne manque aujourd’hui de tous les outils qui permettent de se nourrir, de se loger, de réparer les maisons détruites, de faire fonctionner l’électricité et l’eau potable, d’exploiter les stations d’épuration. Manquent aussi à l’appel des tracteurs de ferme, des ambulances, des véhicules pour le transport de nourriture et de médicaments, des autobus et, bien sûr, des soins pour toute la société, en particulier pour les personnes âgées et handicapées.
On peut déjà prévoir la prochaine catastrophe post-tremblement de terre : les épidémies et les maladies infectieuses. La population est déjà frappée, depuis septembre 2022, par une épidémie de choléra qui touche le nord-ouest, où l’ancienne directrice des opérations des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires Reena Ghelani a répertorié 24 000 cas entre août et octobre 2022.
Autre conséquence affolante : un million d’habitants de la ville d’Hassaké ont été privés d’eau potable pendant des semaines à cause des coupures imposées par la Turquie. Or, lorsque l’eau potable n’est plus pompée dans le réseau à cause des tarissements de la ressource en amont et des usines d’épuration et de filtration dysfonctionnelles en manque de pièces de rechange, les familles des régions rurales s’approvisionnent à même la rivière qui reçoit leurs eaux usées.
Il est donc surprenant de lire encore, sur le site du gouvernement canadien, sous la rubrique Sanctions canadiennes, que « les sanctions liées à la Syrie étaient adoptées dans le cadre de la Loi sur les mesures économiques spéciales afin de répondre à la crise humanitaire et la rupture de la paix et de la sécurité internationale, dans la région ». La loi américaine instaurant les sanctions porte aussi un titre trompeur, la « Ceasar Syria Civilian Protection Act », entrée en vigueur en juin 2020.
Encore une fois, la réalité sur le terrain est tout autre : plutôt que de répondre à une crise humanitaire, ou de protéger les civils, on fait le contraire. La crise humanitaire mesurée par le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire s’est aggravée d’un facteur 15, selon Moutaz Adham, directeur d’Oxfam Syrie. La rupture de la paix intérieure a été amplifiée par les tensions internes entre rebelles et loyalistes. Quant à la sécurité internationale dans la région, elle n’a jamais été plus instable dans les pays limitrophes de la Syrie (Turquie, Israël, Liban, Irak, Jordanie).
Aux sanctions économiques s’ajoute la perte de l’usage et des revenus des gisements de gaz et de pétrole régis par les forces américaines et des milices kurdes du nord-est. Quant au surplus de pétrole extrait quotidiennement des zones hors contrôle du gouvernement, il est vendu et acheminé, sous escorte militaire, vers le Kurdistan irakien, ce qui cause une disette de carburants sans précédent.
Que faut-il faire ? Il semble maintenant y avoir un consensus sur l’inefficacité des sanctions, mais pas sur ce qu’il faut faire pour y remédier. Pourtant, le Canada pourrait très bien aujourd’hui se démarquer de son allié américain, obsédé par un changement de régime qui ne se produit pas, et tenter une initiative plutôt humanitaire et innovatrice, délicate, certes, mais combien salvatrice en assouplissant ses propres sanctions et en appliquant la stratégie des petits pas, comme l’a fait dans le passé le programme des Nations unies baptisé Oil-for-Food , sans les écueils que l’expérience en Irak nous a fait découvrir.
La catastrophe sismique inimaginable du 6 février nous offre une occasion de soulager le martyre syrien. Cela permettra peut-être à cette population qui souffre en silence d’une punition collective, dans l’oubli des caméras et des médias, d’espérer de nouveau.