Adam Smith était-il un socialiste?

«Pour lui, nos institutions ne doivent pas être bâties à partir des vertus des citoyens, mais bien en fonction de leurs vices», affirme l'auteur.
Photo: Wikicommons «Pour lui, nos institutions ne doivent pas être bâties à partir des vertus des citoyens, mais bien en fonction de leurs vices», affirme l'auteur.

Adam Smith était-il un socialiste ? Même si la question peut sembler saugrenue, elle mérite selon moi d’être posée. Pas tant pour la réponse, qui ne surprendra personne (non, Adam Smith n’était pas socialiste), mais à une époque où on accole des étiquettes erronées à tout et à n’importe quoi (pensons au mot woke), la réflexion s’impose.

Un peu d’histoire

Avant d’aller plus loin, je crois qu’il est important de se rafraîchir la mémoire. Adam Smith, un économiste écossais du XVIIIe siècle, est considéré comme « le père du capitalisme ». En s’inspirant des opérations d’une usine d’épingles, il rédigera La richesse des nations, qui élabore les concepts de division du travail, de la productivité et des économies de marché.

Smith a grandement été influencé par certains de ces prédécesseurs, notamment Mandeville, dont l’une des idées phares était que « des vices privés découle le bien commun ». Pour lui, nos institutions ne doivent pas être bâties à partir des vertus des citoyens, mais bien en fonction de leurs vices. En effet, le système de justice, le gouvernement, nos systèmes bancaires, etc., ont tous été fondés pour que les sociétés puissent se prémunir contre la bassesse des hommes.

Cependant, il ne faisait pas l’apologie d’une société où les vices l’emporteraient sur les vertus : il ne faisait que réagir à ce qu’il observait. À ses yeux, les sociétés ne devaient pas être le paradis libertarien que prônent les ultra-capitalistes d’aujourd’hui, où tous doivent être libres de faire ce qu’ils veulent, sans égard à la moralité de ces actions. Il nous encourageait plutôt à retirer nos lunettes roses, à cesser de croire que tous allaient contribuer à la société par pur altruisme et à bâtir nos institutions en conséquence.

Les capitalistes modernes

 

Maintenant, revenons à Adam Smith. Quand on relit ses essais, on constate le même type de réflexion. Smith n’avait pas comme objectif de développer un système qui permettrait aux individus d’accumuler le plus de richesse possible. À l’inverse, il observait les caractéristiques qui permettaient aux Nations de créer de la richesse, avec comme conclusion principale que c’est l’accumulation des poursuites d’intérêts individuels qui permet cette création de richesse.

Pour reprendre ses mots, « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre souper, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » Encore une fois, Smith ne fait pas la promotion de l’égoïsme, il observe ce qu’il voit. Et c’est cette nuance que les capitalistes modernes, des hommes comme Peter Thiel et Elon Musk, omettent de nous dire.

Si tous connaissent Musk, Thiel reste encore méconnu du grand public. Avec Musk, il a cofondé PayPal, en plus d’être l’un des premiers investisseurs de Facebook. Aujourd’hui, il consacre entre autres son immense fortune à la recherche transhumaniste et à faire la promotion d’hommes politiques comme Donald Trump.

En 2014, Thiel a lancé Zero to One. Notes on Startups, or How to Build the Future, qui est selon moi l’un des livres les plus importants des dernières années. Cet ouvrage est une lecture essentielle non pas parce qu’il propose une vision nouvelle ou des solutions à nos problèmes modernes, mais plutôt parce qu’il s’agit d’un plan de match candide et décomplexé pour n’importe quel capitaliste en devenir. Sans surprise, ses propositions sont aux antipodes de ce que proposait Adam Smith.

Smith a grandement été influencé par certains de ces prédécesseurs, notamment Mandeville, dont l’une des idées phares était que « des vices privés découle le bien commun.

 

Alors que Smith faisait l’apologie d’un système d’échanges exempts de privilèges économiques, de monopoles et de rareté artificielle, Thiel tente de façonner un monde bien différent. Pour lui, la compétition est l’ennemi du capitalisme. Puisqu’il faut accumuler la plus grande quantité de capital, les concurrents « volent » des occasions.

Dans un système capitaliste, on ne se bat pas pour évoluer sur le marché : on veut devenir le marché. C’est pourquoi des entreprises comme Facebook tentent de tuer toutes les entreprises qui pourraient mettre en péril sa suprématie, soit en les rachetant, soit en copiant leur avantage concurrentiel pour les rendre désuètes. Alors que le libéralisme classique visait à comprendre et à atténuer les imperfections du marché, le capitalisme moderne cherche à les exploiter.

Alors, socialiste ou pas ?

Donc, Adam Smith était-il socialiste ? Bien sûr que non : son idée phare était la propriété privée. Mais ça ne l’empêchait pas d’adopter des positions qui se rapprochaient drôlement de ce que l’on considère aujourd’hui comme étant à gauche sur l’échiquier politique.

Pour lui, l’intelligence avait peu à voir avec la richesse des gens. Seules les conditions sociales des pauvres les maintenaient dans l’ignorance. Ainsi, il prônait la mise en place d’un système de « petite école » accessible à tous qui serait principalement financé par l’argent de l’État afin de réduire les inégalités sociales.

Une citation populaire, souvent attribuée à Kierkegaard, dit que « lorsqu’on nous affuble d’une étiquette, on nous renie ». C’est exactement ce qui semble se passer avec les courants idéologiques : le communisme de l’Union soviétique n’était qu’une déformation des écrits de Marx, tout comme le capitalisme moderne n’a rien à voir avec la vision d’Adam Smith.

On devrait arrêter de s’en tenir aux étiquettes.

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