Raymonde Godin, ou le départ discret d’une grande peintre

Acrylique sur toile intitulée « Territoires bleus », produite par Raymonde Godin en 1985
Guy L’Heureux Galerie Éric Devlin (montage Le Devoir) Acrylique sur toile intitulée « Territoires bleus », produite par Raymonde Godin en 1985

En arts visuels, nous avons eu quelques grandes artistes, malgré la difficulté pour ces femmes de s’imposer dans un monde d’hommes. Il y a toujours parmi nous Françoise Sullivan (1923), mais il y a eu Marcelle Ferron (1924-2001), Rita Letendre (1928-2021), Kittie Bruneau (1929-2021), Lise Gervais (1933-1998), Betty Goodwin (1923-2008) et Francine Simonin (1936-2020). À cette liste, il faut maintenant ajouter le nom de Raymonde Godin (1930-2023), qui nous a quittés le 31 janvier.

Elle vivait dans la petite commune de Suze-la-Rousse, dans la Drôme, d’où elle contemplait son mont Ventoux. En 2020, le Musée Soulages, à Rodez, consacrait une grande exposition aux femmes artistes des années 1950, où figurait en bonne place Raymonde Godin. Et l’année dernière, elle exposait en solo à la galerie Convergences, à Paris. Elle est peu connue ici, même dans l’étroit milieu de l’art contemporain. Il est vrai qu’elle a quitté le Québec en 1954, sans y remettre les pieds durant 28 ans, afin de poursuivre sa carrière en Europe.

Photo: Guy L’Heureux Galerie Éric Devlin Pastel à l’huile sur papier, sans titre, 2021

Pourtant, la jeune Raymonde Godin était bien intégrée au très petit milieu de l’art montréalais de l’époque. Elle a étudié à la School of Art and Design du Musée des beaux-arts de Montréal. Elle fréquentait les trois ou quatre lieux incontournables, comme la Librairie Tranquille et le café L’Échouerie, sur l’avenue des Pins.

Ses escapades à New York chez une tante qui travaillait à l’ONU lui ont fait découvrir l’incroyable diversité de la peinture. Elle a donc décidé de fuir à Paris pour en apprendre davantage. Quelques jours avant son départ, le critique d’art et artiste Rodolphe de Repentigny (1928-1959), chez qui elle soupait, a capté un dernier portrait d’elle.

À son arrivée à Paris, elle rencontre Paul Kallos (1928-2001), jeune peintre hongrois survivant d’Auschwitz. C’est le coup de foudre, et seule la mort les séparera. Kallos est alors sous contrat avec le célèbre marchand Pierre Loeb (1897-1964), qui a lancé la carrière de Riopelle. Elle entre donc par la grande porte dans le milieu de l’art parisien. L’artiste portugaise Vieira da Silva (1908-1992), également défendue par Loeb, devient sa protectrice dans ce monde d’hommes.

À quoi ressemble la peinture de Raymonde Godin ? Il y est toujours question d’espace. Dans ses premiers tableaux parisiens, elle nous offre les espaces comprimés de son atelier, tableaux gigognes où elle cherchait à nous mener ailleurs. En 1961, son départ de Saint-Germain-des-Prés pour la banlieue de L’Haÿ-Les-Roses a tranquillement ouvert son espace pour littéralement le faire sortir par la fenêtre. Il s’est ensuivi sa grande période de gloire des années 1980-1990, où le tableau était l’espace d’une écriture, le tableau était signe.

Photo: Guy L’Heureux Galerie Éric Devlin Huile sur toile, sans titre, 1966

Ces dernières années, quand septembre revenait, parfois Raymonde Godin renouait avec la plus douce saison du pays de son enfance, celle où la lumière décline, la végétation résiste et fait un baroud d’honneur en s’enflammant. Dans la lente agonie de cette dense végétation, l’espace s’ouvre. Raymonde Godin était fascinée par cette métamorphose de l’espace qui passe d’une densité impénétrable à une presque disparition une fois la neige venue. La végétation donne le ton à cette transformation, et c’est ce que Raymonde Godin a essayé de capter dans ses dernières oeuvres.

En Europe, la nature est civilisée. Il n’y a plus de forêts sauvages. Elles existent par la volonté de l’homme. Chez nous, le mot « sauvage » a encore un sens, sans vouloir tomber dans le cliché. Nous avons grandi avec ce mot qui était une réalité. Et chez nous, « sauvage » est parent avec « espace ». Les deux sont indissociables.

Il y a d’ailleurs quelque chose de sauvage dans la graphie des oeuvres de Raymonde Godin. Le vert perdure, mais le jaune émergera. Puis, finalement, le gris et le plus-que-gris prendront le dessus. Le résultat est presque simpliste. Il est comme ces dessins de Matisse ou de Picasso qui, d’une simple ligne continue, définissaient un visage ou le corps d’une femme. Il y a de l’efficacité dans le trait ; il va à l’essentiel, qui est l’espace. Tout le paradoxe des oeuvres de Raymonde Godin et notre fascination résident là : l’efficacité du trait cernant un espace. Et qu’est-ce qu’un espace ? Une étendue indéfinie qui contient et entoure tous les objets.

Nous serions aveugles de ne pas établir des parallèles entre la volonté de Raymonde Godin de capter les espaces de son enfance et certaines oeuvres de Joan Mitchell (1925-1992) et de Jean Paul Riopelle (1923-2002). Il y a de l’atavisme dans l’oeuvre de ces artistes. Même si Raymonde Godin vit en France depuis 1954, qu’elle n’a pas remis les pieds au Québec avant l’âge de 52 ans, on lui a souvent souligné que l’espace de ses tableaux ne pouvait pas être peint par une Européenne. Après 69 ans de vie continue en France et des années au Louvre à copier les maîtres anciens, Raymonde Godin est toujours demeurée une artiste nord-américaine.

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