Encore une tentative d’instrumentalisation de la Cour suprême du Canada

Dans une entrevue publiée le 21 janvier dernier, relativement à la question de la portée de la disposition de souveraineté parlementaire (« clause nonobstant ») de l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés, le premier ministre du Canada affirmait qu’« un renvoi devant la Cour suprême du Canada peut se faire, et je peux vous dire que notre ministre de la Justice, David Lametti, un ancien doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill, un fier Québécois, est en train de réfléchir justement au sujet des avenues qui s’offrent à nous sur cela […] ».
Si cette avenue devait être choisie et que la Cour suprême était saisie d’une demande de renvoi formulée en vertu de l’article 53 de la Loi sur la Cour suprême, on assisterait en réalité à une nouvelle tentative d’instrumentalisation de la Cour suprême du Canada. Dans le cas particulier de l’article 33, le recours au pouvoir de déférer des questions pour avis sur « l’interprétation des lois constitutionnelles » ou « les pouvoirs du Parlement canadien ou des législatures des provinces, ou de leurs gouvernements respectifs, indépendamment de leur exercice passé, présent ou futur » serait clairement dicté par une volonté de modifier la portée de l’article 33 de la Charte canadienne sans s’engager dans la voie d’une procédure de modification de la Constitution du Canada prévue dans la Loi constitutionnelle de 1982.
Il est désormais clair que dans le cadre de ce genre de renvoi à la Cour suprême du Canada, le gouvernement Trudeau chercherait à obtenir de cette cour un avis selon lequel le recours à la disposition de souveraineté parlementaire ne saurait priver les tribunaux, de façon préventive, du pouvoir de statuer sur la conformité d’une loi avec la Charte canadienne.
Cet avis irait clairement à l’encontre, comme l’ont récemment rappelé Anne-Sophie Robitaille et Patrick Taillon dans une lettre d’opinion diffusée dans Le Devoir, de l’arrêt du plus haut tribunal canadien dans l’affaire Ford c. Québec (procureur général), qui valide l’usage de « la plus préventive et de la plus systématique » des dérogations, la disposition de souveraineté parlementaire, inscrite dans une loi omnibus et l’ensemble de la législation québécoise, au lendemain de l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982.
Si elle ne veut pas se laisser instrumentaliser, la Cour suprême du Canada devrait refuser de répondre à la question qui lui sera posée sur un tel usage préventif en indiquant qu’elle n’est pas justiciable en raison de sa nature politique. Il ne devrait faire aucun doute qu’il s’agit d’une question de nature politique puisque la réponse attendue vise essentiellement à court-circuiter l’obligation de procéder à une modification de la Constitution du Canada et d’appliquer la procédure applicable en l’espèce.
Ne s’agit-il pas très clairement d’une espèce où la Cour, pour reprendre les vues exprimées par celle-ci dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, outrepasserait ce qu’elle estime être « le rôle qui lui revient dans le cadre constitutionnel de notre forme démocratique de gouvernement ».
Ayant ce renvoi à l’esprit, le gouvernement — et le fier Québécois qu’est le ministre Lametti — devrait d’ailleurs y penser à deux fois avant de déférer des questions à la Cour suprême du Canada. Le ministre de la Justice Allan Rock — et son collègue Stéphane Dion — avait fort mal anticipé les réponses que donnerait la Cour suprême aux questions dont avaient été saisis les juges et que le grand juriste français Alain Pellet avait d’ailleurs qualifiées de «tentative trop voyante de manipulation politicienne ». Mais la tentative est de toute évidence très grande de prendre le risque d’amener les juges de la Cour suprême, dont cinq sur neuf ont été nommés par le gouvernement de Justin Trudeau, à formuler les réponses que ce gouvernement leur aura soufflées à l’oreille.
En évoquant l’idée de formuler une demande à la Cour suprême du Canada, le premier ministre Justin Trudeau avait également déclaré que « l’idée d’avoir une charte des droits et libertés, c’est pour nous protéger contre la tyrannie de la majorité ». Ne faudrait-il pas lui rappeler que c’est par la tyrannie d’une majorité que la Charte canadienne des droits et libertés a été adoptée, comme l’ensemble de la Loi constitutionnelle de 1982 édictée pour le Canada par la loi britannique Loi de 1982 sur le Canada, à l’encontre de la volonté du Québec et sans le consentement, ni de son gouvernement, ni de son parlement ou ni de son peuple. Et prédire que cette majorité pourrait s’exprimer à nouveau, par la voix des juges, pour priver de portée le seul article de la Charte canadienne qui permet au Québec de dire non à cette tyrannie.
Et ne s’impose-t-il pas de lui dire, haut et fort, qu’il revient, en vertu du principe de la « souveraineté parlementaire », à l’Assemblée nationale du Québec, comme l’affirment les préambules de la Charte de la langue française et de la Loi sur la laïcité de l’État, « de confirmer le statut du français comme langue officielle et langue commune sur le territoire du Québec ainsi que de consacrer la prépondérance de ce statut dans l’ordre juridique québécois, tout en assurant un équilibre entre les droits collectifs de la nation québécoise et les droits et libertés de la personne » et « de déterminer selon quels principes et de quelle manière les rapports entre l’État et les religions doivent être organisés au Québec ».
Et qu’il n’appartient pas aux neuf juges de la Cour suprême du Canada, voire à peine à cinq sur neuf, de se substituer aux représentants et représentantes du peuple québécois sur ces questions.