Criminalisation de la dissidence aux États-Unis

«Les personnes arrêtées ont toutes été accusées de terrorisme intérieur, un chef d’inculpation très grave qui a, à ce jour, été peu utilisé dans ce genre de contexte», affirme l’auteur.
R.J. Rico Associated Press «Les personnes arrêtées ont toutes été accusées de terrorisme intérieur, un chef d’inculpation très grave qui a, à ce jour, été peu utilisé dans ce genre de contexte», affirme l’auteur.

Depuis décembre dernier, à Atlanta en Géorgie, des opposants à la destruction d’une forêt sont arrêtés et accusés de terrorisme domestique. Le matin du 18 janvier, un défenseur de la forêt a été tué lors d’une descente policière. La pente vers une criminalisation croissante de la dissidence donne-t-elle le droit de tuer ?

Depuis environ deux ans, une composition éclectique de citoyens, de militants écologistes, de naturalistes, d’amateurs de plein air et de participants à des rave partys, se mobilisent pour la défense d’une forêt qui doit être détruite pour laisser place au plus grand complexe d’entraînement policier en Amérique du Nord et à un mégastudio de cinéma. Cette image qui permet de saisir le caractère d’une époque en un clin d’oeil, nous pourrions l’appeler image dialectique, en reprenant les mots du philosophe allemand Walter Benjamin. Nous fonçons tout droit dans le désastre environnemental.

Ceux qui verront dans l’insuffisance des politiques gouvernementales la nécessité d’agir pour contrer la destruction seront réprimés. On nous proposera massivement des films et des séries télévisées pour nous faire penser à autre chose. Une forêt, un complexe policier, un studio hollywoodien. C’est cette image dialectique que le slogan du mouvement tente de faire apparaître : « Non à Cop City », « Non à la dystopie hollywoodienne », « Défendons la forêt d’Atlanta ».

Les moyens d’action du mouvement ont ratissé large en cherchant d’abord à faire entendre son inquiétude aux personnes en position de décision. Sensibilisation, pétitions, réseautage et manifestations ont bien fait voir que la décision était déjà prise à des niveaux plus hauts très difficiles à influencer. Que faire alors ? À Atlanta, ils ont été plusieurs dizaines à établir des campements dans la forêt, pour surveiller et tenter d’entraver sa destruction. En décembre, une décente policière a mené à près d’une dizaine d’arrestations. Là où des opposants aux projets ont construit des campements faits de tentes, de cuisines d’appoint et de cabanes perchées dans les arbres, un arsenal militaire a été déployé pour écraser la contestation.

À la limite du droit

 

Les personnes arrêtées ont toutes été accusées de terrorisme intérieur, un chef d’inculpation très grave qui a, à ce jour, été peu utilisé dans ce genre de contexte. Selon la police de l’État de Géorgie, elle vise à qualifier les gestes qui ne respectent pas la loi, commis pour s’opposer à des décisions prises par les gouvernements en place. Les accusées ayant majoritairement leur adresse en dehors de la Géorgie, cela a permis de les identifier à des « agitateurs extérieurs » dans les médias.

Cette dénomination, on pourrait dire avec le philosophe italien Giorgio Agamben qu’elle situe les accusés à la limite du droit. Le terrorisme est l’accusation la plus grave qui puisse être portée contre quelqu’un, lui enlevant jusqu’à son appartenance au monde du droit. C’est une accusation exceptionnelle parce qu’elle joue sur la limite entre l’intérieur et l’extérieur du droit.

Le 18 janvier, une brusque escalade de la violence a confirmé cette situation. Un policier du service de la police d’Atlanta a ouvert le feu sur Manuel Esteban Paez Terán. Selon les témoins présents, et contrairement à la version de la police, ce geste aurait été fait sans provocation de la part de celui qu’on appelait Tortuguita et qui n’avait pas d’arme dans la forêt. L’accusation de terrorisme a-t-elle permis la mise à mort sans procès d’un de ses défenseurs ? La mort de Tortuguita était-elle un exemple donné à ceux qui se mettent dans le chemin de projets qu’ils jugent nuisibles, leur signifiant qu’ils pourraient être exécutés, comme les autochtones d’Amérique du Sud qui s’opposent aux minières canadiennes ?

La caractérisation de terrorisme pour des gestes qui ne respectent pas la loi jette une ombre d’infamie sur de grands moments de la désobéissance civile qui, particulièrement dans le sud des États-Unis, ont réussi à faire changer le système politique et légal pour le mieux. Les Freedom Rides des années 1960 étaient menées par des militants de différents États américains pour protester contre le droit ségrégationniste en vigueur ailleurs au pays : lors de ces actions, des lois étaient délibérément transgressées pour mettre la lumière sur les injustices qu’elles rendaient possibles.

À l’époque, ces mouvements étaient souvent attaqués par des foules racistes avant d’être arrêtés par la police. Pourtant, ils vivent dans nos mémoires comme des gens courageux, pour avoir bravé l’injustice quitte à prendre les risques qui allaient avec. Alors, quand la police d’Atlanta disqualifie un mouvement d’opposition à la déforestation sous prétexte que des arrêtés ne viennent pas du même État, permettons-nous d’être plus que sceptiques. Chacun sait que la cause pour laquelle ils se battent traverse les frontières.

Condenser la vérité de l’époque

Un peu plus de deux ans après la mort de George Floyd, après une remise en question sans précédent du pouvoir policier et de la violence qu’il permet aux États-Unis, de jeunes écologistes qui vivent dans les arbres pour s’opposer à la destruction d’une forêt peuvent être accusés de terrorisme.

Il faut voir dans ces événements un retour du balancier de la grande critique de l’institution policière qui a secoué le pays : avec Cop City, en entraînant les services de police à l’échelle nationale, elle cherche à consolider une emprise affaiblie sur la société américaine.

En 2008, dans le cadre d’une opération « antiterroriste » un peu similaire ayant eu lieu en France, Giorgio Agamben écrivait ceci dans les pages de Libération : « La seule conclusion possible de cette ténébreuse affaire est que ceux qui s’engagent activement aujourd’hui contre la façon (discutable au demeurant) dont on gère les problèmes sociaux et économiques sont considérés ipso facto comme des terroristes en puissance, quand bien même aucun acte ne justifierait cette accusation ».

En plus de condenser la vérité d’une époque, le propre des images dialectiques est de présenter les passages possibles à partir d’une situation : la forêt pourrait être préservée, ou détruite au profit de ces deux grands projets. Même si la première situation paraît difficilement envisageable face à la seconde étant donné l’asymétrie des intérêts économiques et politiques en jeu, nous en sommes encore à un moment où cet impossible est en réalité possible.

Une bifurcation, souhaitée par une partie de plus en plus importante de l’humanité, pourrait avoir lieu. Cette bifurcation, qui est loin de ne concerner que la forêt d’Atlanta, est essentielle pour la suite de notre vie sur cette planète. Pour qu’elle soit possible, il est impératif de comprendre que les accusations de terrorisme ne peuvent pas disqualifier ce mouvement, et que les morts tragiques qui s’ensuivent ne doivent pas être vécues dans l’indifférence.

À voir en vidéo