Reprises, évictions, combines et cie

«Dans un contexte de rareté, où Québec appelle le privé à la rescousse du logement abordable, ces droits sont résolument à revisiter», écrit l’autrice.
Photo: Pedro Ruiz archives Le Devoir «Dans un contexte de rareté, où Québec appelle le privé à la rescousse du logement abordable, ces droits sont résolument à revisiter», écrit l’autrice.

Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial, elle est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire et membre du comité de rédaction de «Lettres québécoises». Elle a codirigé et coécrit l’ouvrage collectif «Traitements-chocs et tartelettes. Bilan critique de la gestion de la COVID-19 au Québec» (Somme toute).

C’est la mère de Sophie-Anne* qui m’écrit d’abord. Nous sommes en novembre. Poussée à bout par la reprise hostile de son appartement par ses nouveaux propriétaires qui l’ont amenée devant le Tribunal administratif du logement (TAL), Sophie-Anne, mère de deux jeunes enfants et enceinte d’un troisième, a fait une fausse couche la veille de l’audience. Une tragique goutte de trop dans un cocktail sans alcool très amer.

« Depuis cinq ans, on habite un 8 ½ dans un rez-de-chaussée, me raconte l’entrepreneuse dans la trentaine. En novembre 2021, le bloc est convoité par une famille qui habite dans le quartier et qui veut reprendre le rez-de-chaussée. Quand ils nous ont annoncé qu’ils avaient acheté, en février 2022, pour eux, c’était ballounes et confettis ; pour nous, pas du tout. À partir de ce moment-là, on a vraiment senti qu’on dérangeait. Que nous étions dans leur logement. »

Sophie-Anne sait dès lors qu’elle et ses proches devront partir. Elle sait en outre que des logements assez grands pour une famille de cinq et deux bureaux à la maison sont rares, voire inexistants à ce prix, dans son quartier. Elle voit déjà la montagne qui se dresse devant sa famille avec, au camp de base, une épreuve rendue encore plus rude par la pénurie de places en garderie : le changement de garderie, soit le déracinement d’un milieu où, malgré la pandémie, les enfants ont fini par trouver leurs repères, se faire des amis. Une vie, quoi.

Manque d’empathie

Dans les circonstances de ce déménagement imposé, on s’emballerait soi-même dans du papier bulle avec la mention « manipuler avec soin ». Mais les nouveaux proprios n’en ont cure. Pour eux, ce déménagement forcé est aussi normal que le leur, choisi : ils n’ont pas prévu indemniser la famille, ce à quoi celle-ci rétorque qu’il serait alors bien de ne pas augmenter le loyer. La réponse : « C’est la loi, on va l’augmenter. » Faux. Rien n’oblige les nouveaux locateurs à aller de l’avant, d’autant qu’ils en sont les futurs occupants. Des futurs occupants fort pressés d’y faire leur nid.

Rapidement, les visites se succèdent chez Sophie-Anne : inspecteurs, soumissions pour les balcons, prise de mesure pour les portes et fenêtres, Rénoclimat, ingénieur en structure… Les nouveaux propriétaires n’auront rien à faire d’autre à leur arrivée que de s’installer, tout aura été rénové, n’est-ce pas fantastique ? À chaque fois, le 24 heures d’avis prescrit par la loi est respecté, mais le manque de considération et l’accumulation des visites intrusives finissent par vampiriser ce qu’il restait de la patience et de l’énergie de Sophie-Anne, en proie à des crises de panique, et de son amoureux.

Un jour, après que les propriétaires se sont pointés chez eux pour leur faire signer un papier sous le nez des enfants (pas encore au courant du chamboulement à venir !), au retour de la garderie, le couple résiste : il refuse l’accès à son appartement à un énième technicien, sur recommandation de son comité logement. Leurs propriétaires les amènent au TAL, qui déplore les façons de faire des acheteurs, mais conclut néanmoins qu’ils étaient dans leurs droits d’accéder à l’appartement. Non seulement les locataires perdent, mais ils comprennent sur le tard que leur nom est entaché pour toujours.

C’est un peu pour toutes ces raisons que la mère de Sophie-Anne, bouleversée, m’a déballé leur histoire ; une histoire parmi tant d’autres, où le manque d’information se superpose au stress de perdre son chez-soi, « si ça peut aider des familles qui vivent la même chose… »

Législation molle

Le Devoir dévoilait récemment que certains propriétaires rivalisaient de créativité pour mettre leurs locataires à la porte, en n’encaissant pas leurs chèques ou en le faisant tardivement — pour ensuite crier au défaut de paiement devant le TAL. Fausses accusations, mais stress bien réel pour les locataires. Même s’ils ont toujours bien payé, plusieurs finiront par quitter de leur propre gré, las d’être sur le qui-vive. Qui veut d’un propriétaire qui ruse pour t’expulser et qui, la prochaine fois, à un moment que tu n’auras pas choisi, prétextera une subdivision bidon pour t’évincer, dans le seul but de relouer deux ou trois fois plus cher ?

C’est ce qui arrive à des locataires de la rue Jeanne-Mance, dans le Mile End, obligés de partir pour « agrandissement substantiel ». Certains habitent la bâtisse depuis plus de vingt ans, nous apprend Le Journal de Montréal. Les prix ? 535 $ pour un 5 ½, 662 $ ou 740 $ pour un 4 ½. Des réalités abordables qui n’existent plus. Dans le quartier, les 5 ½ coûtent aujourd’hui au moins 1800 $ ; les 4 ½, 1400 $. Or, dans semblables cas, quand les locataires ont le courage de se rendre au TAL, le tribunal s’en tient à l’indemnité légale : trois mois de loyer, plus les frais de déménagement, doivent leur être versés. De quoi faire mourir de rire les propriétaires, qui sont souvent de plus en plus fréquemment des entreprises et des sociétés de gestion immobilière.

Ces dernières se multiplient d’ailleurs en région. À Sherbrooke, où le taux d’inoccupation était de 0,9 % en 2022, elles sont en pleine croissance. La stratégie : évincer, reconfigurer et rénover, relouer à prix fort. Certaines ne sont pas propriétaires, mais elles offrent un service de gestion clé en main, traitent les plaintes, représentent le propriétaire devant le TAL. Une interface déshumanisante bien pratique pour gérer le logement comme une pure occasion de profit, alors qu’il comble un besoin de base. « On traite le logement comme une marchandise, et les locataires comme des pions », disait la porte-parole du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), Véronique Laflamme, à La Presse l’an dernier. Elle en appelle, de pair avec 500 autres organisations, à recadrer le débat sur le droit au logement, un droit humain constamment supplanté par le droit de propriété.

Vous êtes un propriétaire qui fait preuve d’empathie ? Vous distinguez un déménagement choisi d’un déracinement imposé ? Formidable. Agir « dans ses droits » ne devrait pas être un passeport pour l’inhumanité. Et dans un contexte de rareté, où Québec appelle le privé à la rescousse du logement abordable, ces droits sont résolument à revisiter.

*Le prénom a été changé pour préserver l’anonymat de la personne.

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