Sécurité et dignité, nouveaux prétextes de la censure

«À force de crier sans cesse au loup, nous perdons non seulement le sens de la nuance et de la distinction, mais aussi celui du tolérable et de l’intolérable», écrit l’auteur.
Photo: iStock «À force de crier sans cesse au loup, nous perdons non seulement le sens de la nuance et de la distinction, mais aussi celui du tolérable et de l’intolérable», écrit l’auteur.

Patrick Moreau est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et La prose d’Alain Grandbois, ou lire et relire Les voyages de Marco Polo (Nota bene, 2019).

Si j’affirme que la Terre est ronde, puis que j’énonce un certain nombre d’éléments qui m’apparaissent comme des preuves de cette rotondité, je ne menace en aucun cas la sécurité de ceux qui croient dur comme fer qu’elle est plate ni ne porte atteinte à leur dignité. De la même façon, affirmer que les dinosaures ont existé est l’énoncé d’un fait et non une attaque christianophobe à l’encontre de ceux qui pratiquent une lecture littérale de la Bible et considèrent par conséquent que les dinosaures en question n’ont jamais pu se promener sur Terre au jurassique ni au crétacé, puisque la Terre a été créée, selon eux, il y a à peine plus de 6000 ans.

Assimiler tout discours contraire aux thèses que l’on défend à une agression ouvre la porte à la censure la plus étendue qui soit. Cette conception des choses se répand pourtant de plus en plus aujourd’hui. C’est elle qui justifie l’interdiction de prononcer certains mots, quel qu’en soit le contexte ; elle encore que l’on invoque pour s’opposer à la venue de conférenciers ou justifier le chahut organisé afin de les empêcher d’exprimer leur point de vue, comme ces militants transgenres qui veulent empêcher le professeur Robert Wintemute de prononcer prochainement une conférence à l’Université McGill, alléguant que ce spécialiste anglais des droits de la personne colporte des « propos haineux et transphobes » qui portent atteinte à leur « sécurité » et à leur « dignité ».

Une telle confusion entre violence et contre-arguments est le fruit empoisonné d’un double phénomène dont on n’a pas fini malheureusement de mesurer les effets : d’une part, un relativisme qui érige en principe absolu le fait que chacun a droit à ses idées (fait par ailleurs incontestable, à condition qu’il ne dise rien de la vérité desdites idées) ; d’autre part, une approche thérapeutique de la vie sociale, qui, en confondant agression et microagression et en psychiatrisant tout malaise ou tout inconfort, assimilé à un traumatisme, que des propos peuvent provoquer chez certains individus, tend à rendre intolérable, voire à criminaliser (en les assimilant à des « propos haineux » interdits par la loi), l’expression de tous les désaccords, sauf les plus anodins.

Afin de contrer cette dérive, il faut apprendre ou réapprendre à distinguer ce qui relève du simple désaccord, et donc de la plus légitime liberté d’expression, de ce qui tient du « discours haineux », qui est interdit par la loi. Ni l’université ni la société dans son ensemble ne sont des « espaces sécurisés » (safe spaces) où chacun serait protégé de tout ce qui serait susceptible de l’offenser, ni ne doivent le devenir.

Cela ne revient évidemment pas à dire qu’il faut légitimer les offenses gratuites ou les insultes publiques, mais une question comme la définition de ce qu’est une femme ou un homme relève de toute évidence de l’intérêt public et concerne l’ensemble de la société. Comme tant d’autres, cette question ne doit pas être abandonnée à des lobbys qui tentent de supprimer tout débat afin de faire prévaloir sur l’intérêt général leur seul intérêt particulier.

Le narcissisme communautaire qui triomphe actuellement détourne à son profit les idées généreuses de tolérance, de respect, de dignité des individus qui sont au coeur des idéaux de la démocratie. Mais ce détournement se réalise aux dépens de ces idéaux et met la démocratie en péril. Car, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le relativisme, qui découle d’un tel communautarisme, ne débouche pas sur plus de tolérance et sur le respect d’autrui, mais sur l’enfermement de chacun dans un entre-soi rassurant et, au mieux, sur une indifférence généralisée à l’égard des autres, c’est-à-dire de ses concitoyens, au pire, à la guerre de tous contre tous.

Une guerre larvée

Encouragée notamment par les réseaux sociaux, mais aussi par une perte de repères à la fois intellectuels et moraux, cette guerre larvée amène alors à prononcer des discours qui relèvent, eux, pour de bon, de l’intolérable. Écrire, comme l’a fait Sandro Grande sur Twitter, à la suite de la fusillade survenue en 2012 au Metropolis : « La seule erreur que le tireur a commise la nuit dernière, c’est de rater sa cible !!! Marois !!! La prochaine fois, mon gars ! J’espère ! » Cela ressemble beaucoup à un « propos haineux » au sens de la loi.

Espérer publiquement la mort de quelqu’un et appeler à une « prochaine fois » est clairement constitutif d’une incitation au meurtre. Et je me demande bien pourquoi aucune plainte n’a été déposée à ce moment-là contre cet individu et comment il a pu après ça continuer sa carrière d’entraîneur de soccer comme si de rien n’était. Aurait-il eu la même carrière ces dix dernières années s’il s’était publiquement réjoui d’un féminicide ou de l’attentat à la mosquée de Québec ?

Au-delà d’un deux poids, deux mesures qui, dans ce cas-là, est assez évident, on peut aussi penser que la dénonciation répétée de prétendus « discours haineux » va de pair avec un ensauvagement de la société qui autorise tout un chacun à souhaiter la mort (réelle ou symbolique) d’adversaires que l’on tient désormais pour des ennemis. À force de crier sans cesse au loup, nous perdons non seulement le sens de la nuance et de la distinction, mais aussi celui du tolérable et de l’intolérable.

À voir en vidéo