Sommes-nous revenus au Canada français?

Dans Le Devoir du samedi 7 janvier, Gérard Bouchard se demande s’il faut revenir au Canada français. Il perçoit dans une certaine critique de la Révolution tranquille une volonté de retour à une période historique qu’il a toujours considérée comme néfaste au déploiement du Québec.
J’aimerais inverser sa question. D’une question d’opinion, « faudrait-il revenir au Canada français ? », je ferai une question de fait, « sommes-nous revenus au Canada français ? ».
Politiquement, le Canada français peut se définir comme la période historique (1840-1960) où le Québec a cherché à s’autonomiser à l’intérieur du Canada. Le Canada français s’est éteint au tournant des années 1960 au moment de l’affirmation souverainiste québécoise, l’avenir du Canada français n’étant plus majoritairement perçu par les élites francophones québécoises dans le cadre de l’union des deux Canadas.
Le cycle souverainiste a pris fin à la suite du deuxième référendum québécois (1995). Pour une deuxième fois, les Québécois disaient non au projet d’un Québec indépendant. La souveraineté devint alors moins centrale dans la vie politique québécoise.
Le nationalisme se transforma de souverainiste à autonomiste, d’une valorisation nationalitaire à une question identitaire (antipluralisme). Les questions de la laïcité de l’immigration, mais surtout l’élection de la CAQ en 2018 comme en 2022, élue sur un programme résolument autonomiste et identitaire, confirment ce changement.
Force est de constater que ce portrait rapidement brossé ressemble étrangement à la période canadienne-française. Un autonomisme politique et un nationalisme, porté par les seuls Franco-Québécois, plus centré sur l’identité que le politique. Quant à savoir s’il s’agit d’une évolution souhaitable, c’est une autre question, mais il m’apparaît bien que c’est un fait, une fin de cycle.
Un fait social
Socialement, le Canada français aurait été, selon Bouchard, une période de refus de la modernité par les élites canadiennes-françaises laissant le peuple ignare, pauvre, bref, en « retard » de la modernité. La Révolution tranquille aurait émancipé le peuple québécois. D’où la critique sévère qu’adresse Bouchard à ceux, qu’il ne nomme pas, qui feraient une « critique radicale » de la Révolution tranquille. Celle-ci aurait « déboussolé », selon ces inconnus, le Québec. Ils rêveraient en sourdine à un retour au Canada français.
Disons d’emblée que rares sont les analystes qui ne voient pas dans la Révolution tranquille un moment de rattrapage modernisateur du Québec francophone. La Révolution tranquille aurait par ailleurs institué un modèle de développement québécois plus social-démocrate et plus égalitaire que ce qui existe dans le reste de l’Amérique du Nord.
Mais, plusieurs, depuis Fernand Dumont, dès le début des années 1970, ont noté la rapidité du changement provoqué par la Révolution tranquille qui aurait eu des effets sur la morphologie même de la société québécoise, sa capacité à se renouveler.
Le taux de natalité exagérément bas dans les sociétés occidentales, des taux de suicide élevés chez les jeunes hommes, un rattrapage scolaire (scolarisation) incomplet, un nombre record d’enfants nés hors tout mariage religieux ou union civile, la disparition des rites de vie (baptêmes, mariages, funérailles), une sortie de la religion en catastrophe, etc. Une sorte de crise sociale, que les sociologues nomment anomie et qui se répercuterait sur la crise politico-identitaire québécoise.
Évidemment, comme le suggère Gérard Bouchard, il faudrait une étude sérieuse pour étayer tout cela, mais le simple regard annuel sur Le Québec chiffres en main, publié par l’Institut de la statistique du Québec, tend à appuyer tout cela.
La permanence du Canada français
Or, ces phénomènes sont en général plus typiques du Québec que du reste de l’Occident, du Québec français que du Québec anglophone ou issu d’une immigration récente (j’exclus les Autochtones ici), du Québec rural, que du Québec urbain.
Certains voient dans ces phénomènes propres à l’ancien Canada français une preuve de l’émancipation québécoise. Nous serions les premiers, sans grands débats d’ailleurs, à valider le mariage pour tous, à modifier la définition de la famille, à confirmer l’aide médicale à mourir. Nous serions le peuple le plus progressiste du monde.
Et pourtant, je continue à croire que cela a bien quelque chose à voir avec la permanence ou la disparition trop rapide du Canada français. Une « fatigue culturelle » pour paraphraser Aquin. Le « Québec » est « déboussolé » politiquement et socialement. Ses fractures politiques sont devenues difficilement lisibles. Il n’a pas réussi à refaire société depuis l’effacement du Canada français.
Il s’agit moins de revenir au Canada français que d’attester et d’assumer la permanence de sa crise.