François Blais mérite mieux qu’une mise à l’index

Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial, est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire et membre du comité de rédaction de Lettres québécoises. Elle a codirigé et coécrit le collectif Traitements-chocs et tartelettes. Bilan critique de la gestion de la COVID-19 au Québec (Somme toute).
Envoyée à la mi-décembre, la lettre du ministère de la Santé qui dissuadait les écoles et les bibliothèques de donner accès au roman jeunesse posthume de François Blais, Le garçon aux pieds à l’envers, ou d’en encourager la lecture a eu l’effet d’un pavé dans la mare.
Le milieu littéraire est choqué : censure à la petite semaine. Les bibliothécaires sont confus : après avoir jugé l’oeuvre acceptable, ils se font dire « que c’est dangereux et qu’[ils] ne devraient pas en faire la promotion ou en parler », a confié l’une d’entre elles au Soleil, anonymement. Du côté du ministère : silence radio. C’est les vacances, après tout…
Posons clairement les choses : j’ai presque tout lu de Blais. C’est un auteur que j’apprécie grandement ; l’un de mes favoris, même. J’avais déjà prévu lire son ultime roman, et je l’ai donc téléchargé dans ma liseuse sous le coup de cette lettre pour le lire et, aussi, pour juger si quoi que ce soit qui s’y trouvait justifiait semblable avis.
Plus ma lecture avançait, plus je me demandais quelle mouche avait piqué les fonctionnaires… Après avoir refermé le livre, j’étais consternée : l’avaient-ils seulement lu ou s’étaient-ils contentés de faire un bête amalgame avec la funeste fin de vie de l’auteur après avoir survolé les titres des chapitres ?
Pas un livre sur le suicide
Mystérieux, mais assez léger, le récit relate d’abord et avant tout une histoire d’amitié, comme l’a souligné Josée Boileau avant le tollé. Adrienne et Corinna s’arrachent l’attention de Léonie ; et cette relation évolue au gré de la longue journée de la disparition de Joey, la petite voisine d’Adrienne. C’est là le coeur de la dangereuse dérive de la prescription ministérielle : quelqu’un qui s’en tient à la mise en garde s’échafaude une histoire qui n’a rien à voir avec celle qui est racontée !
On imagine une entité qui, page après page, donne des trucs aux jeunes personnages pour qu’ils mettent fin à leurs jours ; on imagine que les morts s’accumulent ; on imagine des ados envahis par un mal de vivre si profond qu’ils sautent d’une falaise ou s’entaillent les poignets. « Interdisons ce vil bouquin, scandale ! Les plumes, le goudron, le pilori ! » Or, il n’en est rien. Rien du tout.
Il faut sortir nos yeux de lynx prude pour trouver le grain de sable resté en travers de la gorge d’un ou d’une gratte-papier. Car il a une seule et unique mort, cette journée-là à Saint-Sévère, où les vaches sont apparemment plus libres d’exister que les oeuvres… Celle du petit Kaleb Saint-Martin, six ans, qui décède parce qu’il a « utilisé une paille pour boire dans le réservoir du tracteur à gazon ». À la fin du livre, on apprend que c’est Thomas, une entité (et ami pas si imaginaire d’Adrienne plus jeune, mort lui aussi), qui lui a dit de le faire pour remplir sa mission de revenant-démon : tuer quelqu’un tous les sept ans, mais sans pouvoir intervenir physiquement.
Ces passages sont une goutte d’eau dans l’océan ; ils tiennent en quelques lignes et relèvent plus du défi que du suicide. Un « vérité ou conséquence » en version morbide, quoi… Ont-ils suffi à faire interdire le roman — ou n’est-ce pas plutôt le fait que l’auteur ait lui-même opté pour cette issue dans sa propre vie qui a gouverné cette décision ?
Quand on en revient à Umberto Eco, on ne peut que pencher vers la deuxième option. Car l’intention de l’oeuvre (que l’on distingue de celle du lecteur et de celle de l’auteur) est à des lieues de permettre de conclure à un livre qui inciterait au suicide. Le seul lien avec l’acte, c’est la mort de son auteur. Il ne faut pas confondre les deux, a rappelé David Sénéchal, directeur éditorial de Fides, qui a publié le roman. Sinon, comme l’a souligné l’autrice et éditrice Marilyse Hamelin, « à ce compte-là, aussi bien bannir Nirvana et Les Colocs ».
Une claque au visage
Dans la foulée de la mise en garde, l’Association québécoise de prévention du suicide a annoncé qu’elle travaillait sur un « Guide des bonnes pratiques destiné aux auteur·es de fiction ». Une initiative reçue froidement par certains acteurs du milieu littéraire, bien que d’aucuns soutiennent la mission générale de l’organisme.
Ne l’oublions pas : les écrivains qui abordent des sujets sensibles se questionnent quand ils s’y attaquent. En outre, ils sont accompagnés par des éditeurs qui savent comment faire leur besogne. Ce sont des personnes sensées, compétentes et conscientes aussi bien des dérives potentielles de certains sujets que de l’importance de les aborder dans la fiction. Que l’on veuille paramétrer le travail de ces professionnels est inquiétant, tout comme le fait de vouloir se substituer aux enseignantes, aux bibliothécaires ou aux libraires spécialisés, qui connaissent la littérature et les jeunes.
Plusieurs ont évoqué l’effet Streisand, à savoir que le phénomène médiatique découlant de l’interdiction propulsera les ventes et décuplera l’intérêt pour l’objet culturel proscrit. Mais l’écosystème du livre jeunesse se meut autrement. Les oeuvres lues dans le cadre scolaire sont davantage tributaires des recommandations. Qu’arrivera-t-il au livre de Blais si les bibliothécaires ne peuvent plus en parler, si les profs ne peuvent pas le mettre au programme ?
Les institutions sont souvent frileuses… Déjà que les écoles sont encore plus soumises au ministère de l’Éducation depuis l’abolition des commissions scolaires, il fallait en plus que le ministère de la Santé vienne fourrer son nez dans la liberté pédagogique et ce qui a droit de cité dans les bibliothèques scolaires (qu’on abandonne, sauf quand vient le temps de s’y ingérer) ? Les professionnels du milieu scolaire sont déjà à bout : qui aura l’énergie d’affronter une éventuelle levée de boucliers en défiant la mise en garde ?
Le ministère de la Santé doit impérativement revenir sur sa décision : quiconque a réellement lu Le garçon aux pieds à l’envers peut difficilement conclure qu’il est dangereux. Avec pareil avis, on avance par en arrière… François Blais mérite bien mieux.