Faut-il revenir au Canada français?

« Où se trouvent les enquêtes rigoureuses confirmant la thèse du déclin général provoqué par la Révolution tranquille et celle du Québec actuel comme société
Photo: Archives Le Devoir « Où se trouvent les enquêtes rigoureuses confirmant la thèse du déclin général provoqué par la Révolution tranquille et celle du Québec actuel comme société "déboussolée" ? » demande l'auteur.

L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes d’histoire, de sociologie, d’anthropologie, de science politique et de coopération internationale. Ses recherches portent sur les imaginaires collectifs.

Des intellectuels de renom pour lesquels j’ai beaucoup de respect rejettent totalement ou en grande partie l’héritage de la Révolution tranquille et plaident pour un retour au Canada français. Leurs motifs sont nombreux et varient de l’un (ou de l’une) à l’autre. En voici un échantillon.

Critique de la Révolution tranquille :

-Elle a détruit et même aboli la mémoire.

 

-Avec le passage de « Canadien français » à « Québécois », elle a fait bon marché de notre véritable identité, provoquant une crise qui sévit encore aujourd’hui.

-Elle a rompu avec les valeurs fondatrices du Canada français : la cohésion sociale, la solidarité, les idéaux, la religion et la spiritualité, l’ordonnancement des statuts et des classes.

-Elle a jeté sur notre passé une image faussement négative (« honteuse »).

-Elle a donné naissance à une génération irresponsable, matérialiste, adonnée au culte du Moi, dévoreuse des ressources publiques, évadée dans les paradis artificiels, laissant derrière elle une terre brûlée.

-Elle a conçu une nation artificielle (un « bricolage ») qui prétend remplacer la précédente fondée sur une unité organique, cimentée par la durée et l’homogénéité.

-Elle a détruit le capital social forgé au cours d’une longue histoire.

-Elle a accouché d’une société déboussolée en saccageant l’ancienne culture sans la remplacer (la thèse du « vide »).

Critique de la critique

Voici, brièvement formulées, les questions et objections qu’on peut soumettre à l’encontre de cet argumentaire, en s’appuyant sur des données bien établies.

-La société canadienne-française manifestait des carences, des éléments de retard et de stagnation touchant notamment la condition économique et sociale des francophones, la scolarisation et les contenus de l’enseignement, l’état de la science et de la technologie. Elle accordait une place excessive à l’Église dans la gestion de la société, lui permettant ainsi un contrôle très sévère des idées et des moeurs. Les élites laïques, en majorité conservatrices, condamnaient d’importants aspects de la modernité véhiculée par l’Occident. À cela s’ajoutaient une gestion arbitraire, incohérente de l’État, une corruption électorale banalisée, diverses formes de discrimination, un système d’éducation élitiste, une démocratie bancale…

D’où ma question : Que trouve-t-on à regretter, à quoi voudrait-on revenir, au juste ?

-À propos du « vide », que fait-on...
a) du bouillonnement des années 1960-1970 dans les arts, les lettres et les sciences, b) de l’édification d’une société plus soucieuse d’égalité, de droits, de laïcité, de pluralisme, de démocratie, de développement, d’affirmation économique des francophones, c) de la quête d’une autonomie politique accrue et de souveraineté, d) du mouvement d’émancipation des femmes, e) de la redéfinition du nationalisme axé désormais sur l’audace et le progrès plutôt que sur la conservation et la survivance, f) du renouvellement général des valeurs, des aspirations et des engagements ?

-La mémoire n’a pas été abolie. Le passé a été réinterprété pour mieux répondre aux questions du temps et la mémoire s’en est très bien portée, en fait comme jamais auparavant. En témoigne la recrudescence de l’intérêt des Québécois pour leur histoire à partir des années 1960.

-L’identité a été redéfinie pour l’expurger de ses traits anachroniques : le petit peuple à vocation rurale appuyé sur la famille nombreuse, soumis à son Église et à la Providence, appelé à la spiritualité, fidèle reproduction de la « vraie » France.

-La vie communautaire a certes été bousculée par l’urbanisation, l’industrialisation, la révolution des loisirs et les nouveaux modes de régulation sociale, comme dans toutes les sociétés engagées dans la modernisation.

-La Révolution tranquille a rompu avec des usages et une organisation sociopolitique impropres à affronter les défis que posait un renouvellement des modes de vie en Occident. Par exemple : la nation canadienne-française était-elle équipée pour se tirer d’affaire dans les formes émergentes d’un capitalisme renouvelé ? Étendue d’un océan à l’autre, aurait-elle été capable de la vigoureuse mobilisation politique effectuée au Québec ? Pénétrée de son homogénéité, quel statut aurait-elle réservé aux minorités et aux immigrants ?

-La critique radicale de la Révolution tranquille ne fait pas justice à ce qu’elle a accompli : les nombreuses politiques sociales (dont la gratuité des soins de santé), la démocratisation de l’enseignement, la protection et l’extension du syndicalisme à des catégories sociales négligées, la modernisation de la gestion étatique, le relèvement socio-économique des francophones. Ces mesures ont profité et profitent encore à toute la population — à des degrés divers pour certaines d’entre elles, il est vrai.

-Où se trouvent les enquêtes rigoureuses confirmant a) la thèse du déclin général provoqué par la Révolution tranquille et b) celle du Québec actuel comme société « déboussolée » ? À partir des années 1960, notre société s’est progressivement intégrée à la vie de la planète. Elle en a largement bénéficié, tout en subissant inévitablement des contrecoups prenant diverses formes. En accuser les réorientations des années 1960 ne relève-t-il d’une confusion chronologique ?

-La thèse dévastatrice de François Ricard sur la trahison des baby-boomers a beaucoup séduit. Distraits peut-être par la finesse, l’élégance de la démonstration, les critiques ont peu porté attention à son ambiguïté foncière : traçait-elle le portrait de toute une génération comme on l’a dit ou seulement d’une minorité bruyante ?

J’ai insisté sur ce qui invalide les critiques énoncées plus haut. Pour être équitable, il faudrait ajouter ce que la Révolution tranquille a mal fait ; là où elle a échoué et là où ses interventions ont été nuisibles. Il faudrait évoquer aussi plusieurs changements qui lui sont imputés, mais qui étaient déjà en cours ou même très avancés avant 1960. Il y a donc place pour des critiques parfaitement fondées de la vision classique des années 1960. Mais elles ne se trouvent pas dans les thèses ici commentées.

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