Quand la vie après les études fait obstacle à l’esprit savant

Si l’innovation s’opère dans toutes les strates de la société, des initiatives citoyennes aux développements des industries, l’université n’en demeure pas moins son institution mère. Ce sont les études supérieures qui donnent accès à la recherche, par leurs ressources et leur environnement. Les bourses de financement y sont octroyées, aux professeurs comme aux étudiants et, en principe, les diplômés repartent avec une formation solide en recherche. Qu’advient-il, toutefois, de cette compétence une fois la boucle de l’éducation bouclée ?
À moins qu’on se taille une place dans le corps professoral d’une université, il n’y a pas grand débouchés permettant de réinvestir son flair pour l’avancement du savoir. Certains secteurs privés représentent sans doute une perspective de carrière intéressante, c’est notamment le cas de l’industrie technologique pour les chercheurs en intelligence artificielle. Mais pour la plupart des diplômés, la vie après les études fait davantage appel aux compétences transversales qu’à l’esprit scientifique en soi.
Faut-il cependant osciller entre un emploi à l’université et une carrière à la solde de compagnies privées ? En 2021, l’Université de Montréal octroyait 527 doctorats et 3737 maîtrises, toutes catégories confondues. Pour sa part, l’Université McGill comptait 10 411 étudiants inscrits aux cycles supérieurs pour la même année. Il va sans dire que les postes d’enseignement qui permettent de poursuivre une carrière universitaire au-delà du diplôme sont trop peu nombreux pour absorber une telle masse d’individus.
Le temps passe et de nouveaux esprits émergent, mais les postes d’enseignement se libèrent au compte-gouttes. Celles et ceux qui souhaitent poursuivre leurs recherches pourront peut-être trouver un emploi dans un laboratoire privé, comme au sein d’une entreprise pharmaceutique. Autrement, l’affiliation universitaire est primordiale à la survie du chercheur.
Des fonds peu accessibles
En effet, les principaux organismes subventionnaires à la recherche exigent d’être liés à un établissement d’enseignement supérieur pour pouvoir bénéficier de leurs programmes de financement. Le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et les Fonds de recherche du Québec en sciences humaines (FRQSC), pour s’en tenir à cette branche scientifique, offrent une panoplie d’appels stimulants pour les projets de recherche. Mais les citoyens ordinaires, même munis d’un doctorat, sceau de leur compétence, ne sont pas admissibles.
Autrement dit, on a accès à de généreuses options de financement quand on est toujours aux études, mais une fois le mortier lancé en l’air, on perd tous ces privilèges. Même des initiatives journalistiques tournées vers le public, telles que le média The Conversation, n’acceptent que des soumissions d’articles de professeurs ou d’étudiants au doctorat. Pour les anciens universitaires, quel dommage !
On me l’a bien fait comprendre lors d’une formation à la rédaction de demandes de bourses : pas de sous sans attaches institutionnelles. Sans doute souhaite-t-on assurer la rigueur scientifique des contributions, ce qui se comprend. Que ferait effectivement un électron libre avec un fonds de recherche et pas d’encadrement ? À mon sens, il s’agit d’un faux dilemme, puisque mentorat et évaluation par les pairs n’ont pas à être l’exclusivité du campus universitaire.
En observant de plus près le rôle que l’argent joue dans les projets de recherche, on constate que ce modèle pourrait s’exporter hors de l’école. Pour les professeurs, un fonds de recherche sert à couvrir les dépenses liées au projet, pas le salaire. Mais la communauté estudiantine, elle, bénéficie plutôt de bourses qui agissent comme fonds de subsistance.
Un tel octroi de financement s’apparente aux subventions de fonctionnement, qui permettent à de nombreux organismes de tous genres et aux artistes de poursuivre leurs activités sans embûches financières. Si on ouvrait de telles valves pour les esprits scientifiques de ce monde, la prospérité sociale de demain n’en serait que bonifiée.
Créer de nouvelles ressources
Pourtant, il existe quelques ressources esquissant une solution au problème. Le programme provincial Jeunes volontaires en est un bon exemple. Il permet à quelqu’un d’âgé de 16 à 29 ans de concevoir un projet professionnel sous la tutelle d’un mentor expérimenté, et ce, peu importe la nature du projet. En théorie, ce programme pourrait donc financer un projet de recherche s’étalant sur un an et offrir une occasion de le réaliser hors des murs universitaires. Dans un même ordre d’idée, la Fondation LOJIQ finance les déplacements associés à des projets très diversifiés pour les adultes de 35 ans et moins.
Bien que ces avenues soient intéressantes pour un nouveau diplômé, elles ne sont pas durables. Ces fonds ne sont pas spécialement consacrés à la recherche, et ce n’est qu’à coups de contorsions rhétoriques que l’on arrive à y loger un projet de nature scientifique. Qui plus est, une fois le cap de la mi-trentaine franchi, ces ressources deviennent inaccessibles.
Leur modèle est toutefois inspirant, puisqu’on pourrait imaginer des programmes du CRSH ou des FRQSC destinés spécifiquement aux diplômés qualifiés, mais sans attaches universitaires. Cela permettrait d’amortir la transition vers le marché du travail sans résoudre les esprits scientifiques qui veulent poursuivre leurs activités de recherche à se ranger dans un métier qui risque de freiner cet élan.
Les organismes de financement pourraient ouvrir des subventions de recherche destinées spécifiquement aux diplômés, sans toutefois exiger d’eux de faire partie d’un corps étudiant ou professoral. Cela encouragerait la poursuite de carrières vouées à l’innovation, plutôt que de miser sur l’« employabilité » de futurs travailleurs. Cela empêcherait par ailleurs l’atrophie de brillants esprits forcés à dévier sous le poids d’impératifs économiques. Des axes de recherche originaux et des approches plus indépendantes face aux structures hiérarchiques de l’académisme en seraient ainsi facilités.
Cependant, l’université devrait elle aussi s’impliquer dans ce processus. En tant qu’institution garante de la rigueur scientifique se disséminant dans la société, elle se doit de réfléchir en profondeur à la place que la science prendra dans la vie de tous ces gens qui ne feront jamais partie d’une chaire de recherche.