Allons-nous vers une transition économique juste?

On a beaucoup parlé dernièrement du besoin urgent d’opérer une transition radicale de l’économie mondiale par l’abandon des énergies fossiles pour éviter une catastrophe climatique. Ce problème comporte deux aspects. D’une part, nous devons trouver la volonté politique de changer avant qu’il ne soit trop tard. D’autre part, nous devons veiller à ce que l’astronomique coût social de cette restructuration économique à venir soit réparti équitablement.
Ne vous y trompez pas : des dizaines de millions de personnes perdront leur emploi. Des centaines de communautés perdront leur moteur économique. Les transitions comme celle-là sont douloureuses et, le plus souvent, profondément injustes. Prétendre le contraire, c’est courir le risque que l’histoire se répète. Nous l’avons déjà vécu.
Nul besoin de reculer loin dans le temps. À partir des années 1960, la libéralisation du commerce a fondamentalement restructuré l’économie mondiale. L’élimination des barrières commerciales a permis aux multinationales d’installer leurs usines ou de s’approvisionner là où la main-d’oeuvre était la moins chère et où la réglementation gouvernementale (en tout genre, de la lutte contre la pollution à la santé et sécurité) était la plus faible. La répartition du travail à travers le monde en a été fondamentalement transformée, puisque la fabrication a été déplacée en masse des pays fortement syndiqués de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord vers les pays à bas salaire de l’Asie et de l’Amérique latine. Ce phénomène a été présenté comme une transition postindustrielle dans les pays anciennement industriels comme le Canada.
Prenons l’analogie d’une voiture. Les dirigeants mondiaux ont appuyé à fond sur l’accélérateur de l’économie, ce qui a décuplé la vitesse à laquelle nous nous précipitons vers le mur des changements climatiques devant nous. Cette transition du capitalisme mondial a été extrêmement rentable pour certains, catastrophique pour d’autres, et pourrait s’avérer fatale pour nous tous dans un avenir pas si lointain.
Ce n’est pas un hasard si la transition postindustrielle a été marquée par une forte hausse de l’écart entre les revenus au sein des pays. Des villes autrefois florissantes comme Détroit ont été anéanties. Nous avons dû inventer des noms, comme celui de « Rust Belt », ou « ceinture de rouille », pour décrire et contenir symboliquement ces ruines humaines.
Les statistiques donnent une idée de la situation. La part de l’emploi total représentée par le secteur manufacturier au Canada est passée de 22 % en 1973 à seulement 10,3 % en 2010. Montréal a été durement touchée en raison de sa dépendance historique aux secteurs du textile et du vêtement. Ces secteurs dominés par les femmes ont été parmi les premiers à être bradés lors de négociations commerciales internationales.
Un nombre ahurissant d’emplois ont été perdus. De toutes les manufactures et usines en exploitation au Canada en 1961, 75 % avaient fermé leurs portes en 1991. De nouveaux emplois ont bien sûr été créés, mais pas nécessairement au même endroit. Dans certaines communautés, rien n’est venu combler le vide économique.
La douleur cachée derrière ces chiffres est bien réelle. Je mène des entretiens avec des travailleurs déplacés depuis le milieu des années 1990. Tous citent les lourdes conséquences matérielles de la perte d’un emploi : la perte du salaire et des avantages sociaux, ainsi que la bataille pour recommencer à zéro dans un contexte économique impitoyable. La question de l’âge revient souvent, car beaucoup étaient des travailleurs de longue date. La gestion de ces fermetures a également suscité beaucoup de colère.
Un métallurgiste de Buffalo, dans l’État de New York, m’a raconté : « J’ai appris la nouvelle de la fermeture au téléjournal de 18 h. Quelques semaines plus tard, on m’a appelé pour me dire : “Tu as une épinglette pour tes 35 ans de service qui t’attend ici. On aimerait te la donner.” J’ai accepté. Le gars m’a dit de le retrouver à l’entrée principale. Vous savez, tout était fermé, alors le gars, qui était notre chef de service à l’époque, m’a remis l’épinglette pour mes 35 ans de service à travers la clôture grillagée. Imaginez donc cela. “Voici l’épinglette pour tes 35 ans de service.” »
La façon de faire pouvait être tout aussi tordue de ce côté de la frontière. Au début des années 1980, 500 métallurgistes de Canada Works, une usine de Stelco située à Hamilton, ont dû monter dans des autobus sans explication. Une trentaine de minutes plus tard, ils sont arrivés à la place de l’Ontario, à Toronto, où on leur a annoncé que leur aciérie allait fermer, puis ils ont été reconduits en autobus à Hamilton. Ça ne s’invente pas.
Les syndicats étaient pratiquement impuissants face à la fermeture de centaines d’usines. Ce sont donc les communautés ouvrières qui ont dû ramasser les pots cassés.
De plus, l’injustice à la base même de cette transition postindustrielle a été confirmée par la décision du gouvernement fédéral, alors dirigé par Brian Mulroney, de limiter l’accès à l’assurance chômage au plus fort de la crise. Pensons-y un instant. Faut-il vraiment s’étonner que les travailleurs industriels déplacés aient perçu la transition comme fondamentalement injuste et inéquitable ?
Aujourd’hui, nous parlons d’une nouvelle transition économique d’une plus grande ampleur encore. Pour beaucoup de membres de la classe ouvrière, leurs expériences passées d’une transition unilatérale influeront certainement sur leur perception des demandes de changement. Les populistes de droite y trouveront un terreau fertile. Sauf que, pour espérer avoir un avenir, nous devons absolument tirer des leçons du passé et faire mieux.