Du bon usage des politiques de la recherche scientifique

Au début du mois d’octobre dernier, le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, François-Philippe Champagne, a annoncé la création d’un Comité consultatif sur le système fédéral de soutien à la recherche. Le ministre a alors eu l’excellente idée d’en confier la présidence au philosophe des sciences Frédéric Bouchard, qui est également doyen de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Le symbole n’est pas anodin, car jusque-là, on avait plutôt tendance à penser que seul un « vrai » scientifique provenant des sciences soi-disant « dures » pouvait avoir la hauteur de vue nécessaire pour produire une réflexion sérieuse sur les politiques de la recherche scientifique.
Le Comité a pour mandat de fournir des conseils sur la structure, la gouvernance et la gestion du système fédéral, car le ministre dit vouloir s’assurer que le « soutien à la recherche demeure à la hauteur de ce que produit le milieu canadien des sciences et de la recherche ».
Comme le sait très bien Frédéric Bouchard, l’histoire, la philosophie et la sociologie des sciences ont largement montré que les grandes découvertes scientifiques qui finissent par avoir un impact économique, social et culturel important sont imprévisibles. Entre l’invention de la radio qui découle des travaux théoriques du physicien James Clerk Maxwell dans les années 1860 et la mise au point toute récente par des biologistes de « ciseaux » moléculaires nommés CRISPR-Cas9, qui découle de recherches fondamentales visant la compréhension du fonctionnement de bactéries, les exemples sont innombrables d’applications imprévues.
En somme, vouloir « orienter » ou « mobiliser » la recherche fondamentale est une contradiction dans les termes. Rappelons cependant que tous les experts s’entendent aussi sur le fait qu’un bon gouvernement doit également soutenir les autres piliers d’un système de recherche cohérent : la recherche gouvernementale, la recherche industrielle, mais aussi les programmes de recherche ciblés ou orientés qui visent des thèmes jugés utiles ou importants, mais pas spontanément abordés par les chercheurs.
Si ces évidences doivent être ici rappelées, c’est qu’on observe depuis quelques années une dangereuse tendance à confondre ces différentes façons de produire des connaissances. Or, le propre de la bonne philosophie est de produire un discours rationnel fondé sur des concepts clairs et bien définis, seule façon d’éviter les manipulations et la confusion.
Prenons un exemple récent de confusion concernant la recherche fondamentale. Dans un langage aux accents orwelliens, on insiste en certains milieux pour « mobiliser » la recherche fondamentale « au service du développement durable » ! Mais si on mobilise la recherche au service d’une tâche quelconque, cela devient de la recherche ciblée… Rappelons en effet que la définition officielle pour les statistiques nationales produites par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) stipule que la recherche fondamentale est « faite pour comprendre les phénomènes sans même se demander si cela va servir à quelque chose ».
Il est évidemment tout à fait légitime d’offrir des programmes poursuivant certains objectifs, comme les 17 « objectifs de développement durable » de l’Organisation des Nations unies (ONU) devenus le mantra « ODD », appliqué depuis à tort et à travers — j’ai même entendu l’oxymore : « innovation durable » ! Mais exiger de tous les demandeurs de bourses d’études et de tous les chercheurs universitaires qui soumettent des projets de recherche libre, donc non ciblée, de justifier (« brièvement », dit-on !) pourquoi ils ne répondent pas à au moins un des 17 ODD ou, pis encore, exiger du chercheur qu’il décrive les actions qu’il entend prendre « pour favoriser l’EDI dans la formation de la relève », comme s’il était déjà coupable de ne pas être « équitable » avec ses étudiants, constitue clairement un douteux mélange des genres.
Surtout, ce mélange est non seulement contreproductif, mais donne aussi la curieuse impression que les programmes des organismes de recherche se sont mis subrepticement au service d’objectifs politiques (et même idéologiques), ce qui a toutes les apparences d’un détournement illégitime de leurs fins.
Les organismes subventionnaires tant québécois que fédéraux ont pourtant déjà à leur disposition tous les instruments nécessaires pour répondre à des besoins spécifiques sans qu’il soit nécessaire de « mobiliser » de manière tout à fait contradictoire le seul programme censé appuyer la recherche fondamentale (et donc libre) au service d’objectifs généreux — mais le plus souvent mal définis — qui relèvent d’un tout autre niveau d’intervention.
Quant à l’autre mantra qui circule depuis quelques années dans les hautes sphères des fonds de recherche et des universités — à savoir le fameux sigle « EDI » —, une politique rationnelle à cet égard doit aussi se traduire dans des programmes spécifiques et non par l’enrôlement forcé de chercheurs qui, jusqu’à preuve du contraire, accueillent généralement à bras ouverts les étudiants qui se dirigent vers eux pour recevoir une formation de qualité.
Gageons que la pensée rationnelle d’un philosophe des sciences saura fournir au gouvernement un rapport qui lui rappellera l’importance d’un juste équilibre entre les différents types de recherche scientifique, qui placera les responsabilités de chacun au bon niveau d’action et qui laissera les chercheurs qui se concentrent sur la recherche fondamentale s’y consacrer sans entraves ni pressions moralisatrices. Car, contre toute attente, c’est probablement de ce côté-là que les surprises arriveront, et non pas du côté de ceux qui croient sauver l’humanité en imposant à tous les chercheurs leur vision étriquée d’une recherche scientifique juste et bonne.