Le clergé et l'agression sexuelle
Tant en Europe qu'en Amérique du Nord, de plus en plus de prêtres catholiques sont accusés d'agressions sexuelles contre des enfants ou des adolescents. Ces agressions se sont produites récemment ou dans un passé lointain. Dans les médias, on semble s'étonner de l'ampleur du phénomène et on cherche des explications. Les questions posées sont de plusieurs ordres. Pourquoi ces dévoilements surviennent-ils maintenant? Y a-t-il effectivement une telle prévalence d'agressions sexuelles parmi les religieux? Dans l'affirmative, pourquoi les religieux sont-ils vulnérables à de tels passages aux actes?
Pourquoi maintenant? Dévoiler une agression sexuelle n'est jamais facile, on le sait depuis longtemps. Les agressions sexuelles en général ont connu leur visibilité vers la toute fin des années 70, et ce, grâce au féminisme qui, dans la foulée de sa dénonciation des sévices physiques intrafamiliaux, a également attiré l'attention sur les agressions sexuelles dans le même contexte. Depuis, les mentalités ont changé, les lois ont été modifiées et les professionnels ont porté plus d'attention, de telle sorte que nombre d'enfants ou d'adultes ex-victimes sont sortis du silence en ce qui a trait aux agressions tant intrafamiliales qu'extrafamiliales. Et pourtant, on observe une plus grande pudeur quand l'agresseur appartient à l'état religieux. Il est sans doute plus difficile de dénoncer une personne en situation d'autorité, de surcroît entourée d'un halo sacré, que d'accuser un quidam.On a remarqué, entre autres, qu'un enfant accuse plus volontiers un individu extérieur à la famille que, par exemple, son grand-père ou son père. Or le prêtre est en quelque sorte doublement père (pour ne pas l'écrire avec un p majuscule). S'ajoute à cela que le religieux agresseur revêt une personnalité et déploie un modus operandi qui inscrivent souvent l'agression sexuelle dans un long processus de séduction et de "mentorat" préalables. Les recherches démontrent que ce genre d'agression est plus difficile à mettre au jour que, par exemple, une approche sexuelle unique, opportuniste, ou un viol. Mais pourquoi révèle-t-on plus volontiers maintenant?
Depuis la dernière décennie, le prestige de l'Église en général et celui du clergé en particulier s'effiloche en accéléré. Les églises se vident et sont mises en vente; les prêtres eux-mêmes, voyant que leur ancien statut n'impressionne plus, se font de plus en plus populistes, ont laissé de côté leurs attributs sacerdotaux, se font appeler par leur prénom, etc. Comme ils deviennent de plus en plus les égaux du commun des mortels, il devient plus naturel de les dénoncer.
D'autres scandales relatifs au pouvoir ou aux finances ont également affligé l'Église. Une fois la boîte de Pandore entrouverte, le scandale sexuel a lui aussi fini par sortir, et non sans éclat. Il semble que l'Église ait tenté de masquer la chose autant que possible: déplacement des prêtres coupables, programmes internes de thérapie, règlements hors cour et autres arrangements à l'amiable. Un courroux populaire semble toutefois rendre de moins en moins possible cette occultation.
Parmi les religieux
Je ne connais pas d'études systématiques sur une possible prévalence des agressions sexuelles chez les membres du clergé, et s'il est à espérer que des études internes existent, les résultats n'ont pas été rendus publics. Une foule d'indicateurs "mous", expérientiels et cliniques, indiquent toutefois que la prévalence serait importante. Parmi les écoliers ou les pensionnaires d'institutions tenues par des religieux, rares étaient ceux qui n'étaient pas au courant du phénomène. Même s'il ne leur serait jamais venu à l'idée de dénoncer ces pratiques, un dispositif de protection ou d'autoprotection circulait parmi eux sous la forme de railleries ou d'humour noir visant les religieux identifiés comme agresseurs. Néanmoins, cela n'a pas empêché ces institutions, si prestigieuses fussent-elle, de compter un certain nombre de victimes. C'est là qu'entre en jeu un second ensemble d'indicateurs, d'ordre clinique cette fois. Là aussi, les études systématiques manquent, et il serait de mise d'interroger un échantillon de cliniciens. Ma propre enquête informelle sur le sujet montre que les patients qui rapportent des agressions sexuelles vécues auprès d'un prêtre sont légion. Certaines causes institutionnelles célèbres (hors Québec), dans lesquelles j'ai été personnellement impliqué à titre d'expert juridique, ne font que donner du poids aux indicateurs déjà traités.
On a souvent invoqué le célibat imposé aux religieux pour expliquer les agressions sexuelles contre les enfants ou les adolescents. Il est bien possible que le célibat soit un fardeau pour beaucoup de religieux. Lorsque d'autres exutoires viennent à faire défaut, il est possible que ces religieux s'engagent dans une sexualité agie et forcément illicite au regard de leur propre code déontologique. Cependant, on pourrait s'attendre à ce que l'issue la plus normale soit un engagement dans des relations sexualisées avec des femmes adultes. Ce phénomène ne manque d'ailleurs pas d'exister, et la servante du curé a fait sourire narquoisement les paroissiens depuis belle lurette. Au cours des dernières décennies, la bonne du presbytère s'est fait remplacer par quelque paroissienne dévouée qui n'hésitait pas à séduire l'homme consacré. Quant au prêtre dont le désir se porte sur les hommes, on pourrait également s'attendre à ce qu'il préfère les hommes adultes. Autrement dit, le célibat, en soi, n'explique pas les agressions sexuelles contre des enfants ou des adolescents.
Ayant participé pendant un certain temps à la sélection psychologique de futurs séminaristes, je ne saurais douter qu'un certain nombre d'entre eux soient attirés par la vie religieuse pour un faisceau de raisons dont certaines n'ont rien à voir avec la religion à proprement parler.
Pour un certain nombre de ces jeunes hommes, l'attrait de la vie religieuse - et donc du célibat - est coloré par leur propre sexualité. Prenons l'exemple de l'homosexualité. Dans une société homophobe, le jeune homme qui se voit habité par le désir homosexuel peut très bien voir dans le célibat religieux une voie d'évitement commode et, qui plus est, idéalisée. Le contexte du célibat partagé peut également permettre la réalisation vicariante ou même sublimatoire de ses désirs: il rejoint une communauté d'hommes où la fraternité et la proximité peuvent satisfaire le désir homosexuel de façon larvée et non agie. Reste que, dans des périodes creuses de la vie religieuse où les sublimations ne tiennent plus, des passages à l'acte peuvent survenir. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on observe une prévalence d'homosexuels parmi les religieux. Il n'est donc pas impossible que la conscience d'être homosexuel ou même qu'une homosexualité non reconnue et latente prédisposent un jeune homme à la vie religieuse.
Encore là, l'homosexualité n'explique pas l'agression sexuelle contre des enfants. L'exemple de l'homosexualité n'est ici évoqué qu'en guise de parallèle. La question qui nous intéresse est la suivante: l'attrait (conscient ou inconscient) pour les enfants ne peut-il pas aussi disposer un jeune homme à opter pour la vie religieuse?
Comme mentionné précédemment, l'agression sexuelle perpétrée par un religieux tombe d'habitude sous une catégorie spécifique: l'agresseur aime l'enfant, se pose comme son mentor et en devient amoureux. C'est ce qu'on appelle un pédophile. (Les pédophiles représentent à peu près 20 % de tous les adultes qui s'engagent dans un commerce sexuel avec un enfant.) Or, pour comprendre le lien entre pédophilie et vie religieuse, une parenthèse plus théorique s'impose, puisée de la théorie psychodynamique sur la genèse et le sens de cette pathologie.
Selon cette théorie, le pédophile répond à une variété spécifique de structures perverses. Le pédophile témoignerait d'une fixation à une période de son développement antérieur, période marquée par une étreinte narcissique et spéculaire avec la figure maternelle idéalisée. Si cette phase du développement est normale et même nécessaire au moment où elle survient, le miroir doit néanmoins se briser pour que l'enfant sorte de son illusion de toute-puissance narcissique, accepte sa propre incomplétude et se pose ainsi, comme être désirant, sur une piste de maturation. Quand le miroir n'est pas brisé, ce lien narcissique entre mère et enfant perdure, et l'enfant reste dans l'illusion de sa toute-puissante complétude. Pour préserver cette illusion, il aura à déployer diverses stratégies qui peuvent être d'ordre comportemental ou fantasmatique. Une des stratégies possibles est l'établissement de scénarios pervers. Ce choix tient probablement à certaines particularités inhérentes au lien-miroir lui-même avec la figure maternelle.
Dans le cas du pédophile, le scénario pervers consisterait en un surinvestissement érotique du lien spéculaire mère-enfant. On pourrait dire que le pédophile est en amour avec lui-même ou, plus précisément, avec son moi idéal: l'enfant qu'il a été. L'enfant, pour le pédophile, sera donc bien toujours un alter ego avec lequel il est en amour puisqu'il s'agit de son image spéculaire idéale, complète, sans faille, d'une parfaite beauté et pureté. L'investissement érotique d'un enfant reste finalement une autoglorification narcissique.
Pédophilie et mysticisme
Ce détour théorique avait pour but de souligner que certaines particularités de la genèse de la pédophilie sont fort compatibles avec l'élation plus ou moins mystique qui prédispose quelqu'un à vouloir s'approcher de la perfection divine ou de ce qui la représente. Dans la trajectoire existentielle de nombre de prêtres, nous retrouvons l'idéalisation de la figure maternelle, qui perdure souvent aussi longtemps que la vie. Le lien mère-fils forge souvent le creuset d'où émergera le désir de rester sien à tout jamais. La mère prise au même piège bénira ce fils devenu prêtre qui n'appartiendra jamais à quelque autre femme, un petit garçon à tout jamais qui, devenu grand, aimera les petits garçons prépubères ou les jeunes éphèbes qui lui renverront fidèlement sa propre image.
Le séminariste qui répond à ce portrait ne se tourne pas vers le sacerdoce sous l'effet de motivations perverses, tant s'en faut. Il est sans doute habité par un idéal éthique, esthétique, sinon mystique. Il croit sacrifier sa sexualité sur l'autel de l'Église, qui peut d'ailleurs bien représenter la mère idéalisée tout court. Plus tard, dans l'exercice de ses fonctions, il rencontrera toutefois des garçons-miroirs et la relation risquera de s'érotiser. L'étreinte entre ce prêtre et cet enfant en cachera alors deux autres: l'étreinte de cet homme avec l'enfant qu'il fut et, plus originellement, l'étreinte narcissique mère-fils.
Cette hypothèse explique au moins un certain nombre de points communs entre l'amour des garçons et l'option pour la vie religieuse. Elle peut éventuellement expliquer le fait que certains religieux puissent étrangement mener cette double vie: eux-mêmes ressentent ces deux vies comme compatibles ou issues d'une même source, tendue vers la recherche de perfection et de pureté.
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