La francophonie et la loterie de la naissance

Les frontières sont plus ou moins étanches pour les individus, selon leur lieu de naissance.
Photo: Michal Dyjuk Associated Press Les frontières sont plus ou moins étanches pour les individus, selon leur lieu de naissance.

L’autrice est professeure adjointe à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa. Elle a dirigé l’ouvrage collectif Approches féministes en relations internationales (PUM) et écrit Perdre le Sud (Écosociété), qui a fortement inspiré ce texte.

En 2010, j’ai été sélectionnée pour participer à un projet journalistique d’une télévision suisse au Sommet de la Francophonie à Montreux. J’ai acheté mon billet quelques jours après avoir reçu la nouvelle, et je suis partie quelques semaines plus tard. J’ai découvert des collègues brillants, des camarades innovatrices, travaillant dans une panoplie de médias. J’ai énormément appris à leurs côtés. Surtout aux côtés de Madeleine, du Nouveau-Brunswick, et de Véronique, du Yukon, qui m’ont aidée à comprendre la francophonie canadienne. Et aux côtés d’Hélène et de Julie, qui m’ont parlé des minorités dans leurs pays francophones, ou de Nass, qui m’a appris des choses sur cette langue dans son pays originel.

Une quinzaine de jeunes adultes fervents de médias, des quatre coins du monde francophone et francophile. Des quatre coins… pas tout à fait, parce que la Suisse avait refusé les visas à tous les participants africains sauf une personne, qui avait la double citoyenneté suisse et camerounaise. Un journaliste francophile du Vietnam et ceux de l’Europe de l’Est avaient obtenu un visa de touriste, tandis que ceux du Canada, de la Belgique et de la France n’en avaient pas eu besoin. Les journalistes du continent africain n’ont pas eu cette chance, bien que la langue française soit aujourd’hui en Afrique « presque mieux que chez elle », comme l’écrit poétiquement Amadou Lamine Sall dans les pages du Devoir.

Même pour un projet soutenu par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), tous frais payés, des hiérarchies se sont créées. Dans un monde où les frontières sont presque inexistantes pour certaines personnes (moi y comprise), elles deviennent de plus en plus étanches pour d’autres.

Il y a quelques années, un groupe de professionnels de la coopération internationale et moi voulions faire venir Aminata Traoré à Montréal. Les autorités canadiennes l’ont fait attendre des semaines, pour finalement lui refuser l’entrée quelques jours avant l’événement. Mme Traoré a été ministre de la Culture et du Tourisme du Mali de 1997 à 2000 et coordonnatrice pour le Programme des Nations unies pour le développement. Admettons qu’il y a très peu de risques qu’elle profite d’un événement international pour immigrer illégalement dans un autre pays. Et que si elle désirait s’installer dans un pays au français vacillant, on l’accueillerait à bras ouverts.

Les frontières délimitent le monde arbitrairement par ce que la chercheuse Ayelet Shachar appelle la « loterie de la naissance ». Le Canada se situe en sixième position quant à la facilité pour ses ressortissants de voyager sans visa, à égalité avec la Belgique, la Grèce, l’Irlande, la Norvège, la Suisse, le Royaume-Uni et les États-Unis. Seulement 10 pays sur 184 me demandent de faire une demande de visa avant de franchir leurs frontières. En comparaison, une jeune Iranienne peut se déplacer sans visa, ou avec un visa à l’entrée, dans seulement 38 pays, et peut encore moins immigrer dans ces pays.

Étrangement, le monde est segmenté de manière étonnamment similaire au découpage qui prévalait à l’époque féodale. Les individus du Nord bénéficient des mêmes types de privilèges de mobilité et de richesse que les nobles de naissance du Moyen Âge, et ceux du Sud, des mêmes types de privilèges que les paysans. Bien sûr, il y a de riches paysans et des nobles moins fortunés, mais dans l’ensemble, le lieu de naissance est le facteur le plus déterminant dans le nombre d’occasions et de contraintes liées au déplacement.

Ouverture des frontières

Bien que les frontières puissent être violentes, les abolir est peu réaliste à l’heure actuelle. Toutefois, une plus grande ouverture est non seulement possible, mais désirable. Alors que la première position relève d’une abolition pure et simple des frontières entre États, l’ouverture promeut la libre circulation des personnes entre entités juridiques, sans distinction d’origine géographique ou de moyens financiers, et donc ultimement l’élimination des restrictions de déplacement aux frontières.

L’espace Schengen, par exemple, qui comprend 26 États européens, permet une ouverture des frontières entre pays européens pour les visiteurs et touristes tout en maintenant l’existence de frontières qui permettent de légiférer en ce qui concerne la migration entre pays, ou de gérer la taxation et la redistribution au sein de territoires donnés.

La peur que l’ouverture des frontières mène à un exode massif est contredite par l’Histoire. Après la chute du mur de Berlin, seulement 200 000 personnes originaires de Berlin-Est ont déménagé à l’ouest. De la même manière, entre 2004 et 2007, l’Union européenne a admis en son sein dix pays de l’ex-URSS qui avaient un niveau de vie largement inférieur à ceux des pays de l’Europe de l’Ouest. Cependant, seulement quatre millions de personnes originaires de ces pays (sur un total de 100 millions) ont décidé de s’installer dans un autre pays européen après l’instauration de l’union, et ce, bien que le revenu moyen en Suède soit plus de huit fois supérieur à celui de la Roumanie.

En comparaison, le revenu moyen aux États-Unis est cinq fois supérieur à celui du Mexique, mais le gouvernement américain a une peur bleue que tous les Mexicains décident soudainement d’immigrer sur son sol. L’attachement au sol, à une culture et à une langue est ainsi minimisé au profit d’arguments purement économiques qui voudraient que l’immigration ne suive qu’une ligne coûts-bénéfices.

Bien que les frontières puissent être violentes, les abolir est peu réaliste à l’heure actuelle. Toutefois, une plus grande ouverture est non seulement possible, mais désirable.

 

Plutôt que de mener à des relocations massives, l’ouverture des frontières mènerait plutôt à de l’immigration rotative. Lorsque les États contrôlent moins strictement leurs frontières, les migrants tendent à y travailler sur une base saisonnière et à retourner dans leurs pays. Lorsque les difficultés d’immigrer augmentent, ils ont plutôt tendance à tout faire pour rester dans leur pays d’accueil.

Les travailleurs mexicains aux États-Unis en sont un bon exemple. Avant le contrôle accru de leur frontière sud dans les années 1950, les États-Unis laissaient les Mexicains la traverser plus librement et une moins grande proportion s’installait de manière permanente en sol américain. Notamment parce que le salaire plus élevé aux États-Unis leur donne un statut social et une capacité d’achat au Mexique qu’ils n’obtiendront jamais comme immigrants chez l’oncle Sam.

Être née au Canada m’a accordé une chance indue et un passeport qui me permet de visiter librement 184 pays et de m’y installer. Tandis que mes cousines de Madagascar, si elles avaient postulé pour participer au projet à Montreux, se seraient cogné le nez à la porte. La loterie de la naissance ne dépend donc ni du talent, ni des efforts, ni de la valeur, mais du seul lieu de naissance.

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