Des provinces plus intéressées par la cagnotte des cigarettiers que par la prévention

Les cigarettiers font face à des réclamations totalisant plus de 515 milliards de dollars.
Photo: John Thys Agence France-Presse Les cigarettiers font face à des réclamations totalisant plus de 515 milliards de dollars.

L’autrice est codirectrice et porte-parole de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac.

Fin septembre, les trois plus grands cigarettiers canadiens qui se sont placés en insolvabilité depuis mars 2019 se sont vu accorder le sursis de six mois qu’ils réclamaient afin de poursuivre les négociations avec leurs créanciers. Il s’agit du neuvième renouvellement de l’ordonnance ayant suspendu tous les litiges et pénalités auxquels ils font face, et ce, avec l’objectif de les régler d’un seul coup à même les négociations avec les créditeurs.

C’est que ces cigarettiers font face à deux énormes réclamations : 15 milliards des victimes qui ont lancé des actions collectives au Québec et qui ont eu gain de cause après un combat judiciaire de plus de 20 ans, et plus de 500 milliards des dix provinces qui veulent recouvrer les montants déboursés depuis les années 1970 en soins de santé imputables aux produits du tabac. La somme totale dépasse largement les 8 milliards sur la table. Si la cagnotte demeure minuscule comparativement aux revenus des cigarettiers, c’est que les fabricants continuent d’acheminer indirectement des fonds à leurs maisons mères à l’étranger grâce à de savantes ententes de services avec des sociétés elles aussi affiliées aux multinationales du tabac.

Étant donné qu’aucune des dix provinces ne s’est opposée aux prorogations répétées et que huit d’entre elles sont représentées par des cabinets juridiques privés dont les honoraires dépendent purement des montants obtenus, un accord presque exclusivement financier est à craindre. C’est probablement le pari qu’ont fait les cigarettiers lorsqu’ils ont choisi d’emprunter l’approche « business as usual » et à huis clos que préconise la médiation découlant de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC).

À ces faits préoccupants s’ajoute la requête de la Fondation des maladies du coeur et de l’AVC du Canada faite au tribunal de lui accorder le statut de créancier afin de représenter les futurs consommateurs de tabac, qui, selon elle, procureront le gros du financement des ententes négociées. Selon la Fondation, ce mal « inévitable » pourrait être atténué par l’octroi d’une partie des montants disponibles à la création d’un fonds antitabac.

Bien que la présence d’un groupe de santé à la table des négociations puisse constituer un développement positif, l’objectif de créer un fonds antitabac ne ferait qu’avaliser la démarche inappropriée priorisant les compensations financières. En fait, la création d’un tel fonds permettrait vraisemblablement aux provinces d’envelopper un accord profondément défectueux dans un linceul attrayant qui se targuerait d’injecter de l’argent dans les efforts de prévention et d’arrêt tabagique.

Quel avantage y a-t-il à prioriser le financement d’une lutte prolongée pour réduire le tabagisme alors que des mesures audacieuses et efficaces pourraient être directement enchâssées dans l’entente négociée ?

Devant la possibilité d’une faillite, les principaux cigarettiers canadiens sont acculés au mur. Les provinces jouissent d’une position historique pour réformer l’industrie. Le Québec et l’Ontario sont les deux plus importants créanciers et pourraient imposer une entente qui sonnerait le glas de cette industrie mortelle ancrée dans la dépendance à la nicotine.

Plutôt que de se contenter d’une fraction des sommes réclamées dans le cadre de leurs poursuites (aux dépens des personnes qui ont lancé l’action collective au Québec), le Québec et les autres provinces devraient viser les économies futures qui découleraient d’une réduction accélérée des taux de tabagisme et de dépendance à la nicotine.

Une étude économique menée en 2020 par Krueger and Associates estime que le Québec épargnerait plus de 22,2 milliards de dollars, alors que l’Ontario économiserait plus de 26,1 milliards, si les compagnies de tabac se voyaient imposer l’obligation de réduire la prévalence du tabagisme à moins de 5 % d’ici 2035, soit la cible actuelle de la stratégie canadienne sur le tabac.

Une entente pourrait forcer les grands producteurs de tabac à atteindre des cibles intérimaires et finales en matière de réduction sous peine de sévères sanctions. En plus de sauver des vies, une telle approche aurait pour avantage de ne pas lier la compensation des gouvernements à l’existence de futurs « clients ». Une réduction de 5 % d’ici 2035 représenterait quelque 641 000 et quelque 990 000 fumeurs de moins au Québec et en Ontario respectivement. Il s’agit de la victoire envisagée par 71 % des Canadiens, qui souhaitent voir leur province profiter du contexte pour forcer les cigarettiers à graduellement éliminer la consommation de tabac au pays, selon un sondage mené en 2021.

Rappelons que, dans cette saga, le tribunal a conclu qu’« une condamnation à des dommages-intérêts punitifs est fondée d’abord sur le principe de la dissuasion et vise à décourager la répétition d’un comportement semblable, autant par l’individu fautif que dans la société ».

N’est-il pas temps pour le Québec et les autres provinces de s’acquitter de leurs devoirs de protéger les générations futures contre des risques de santé évitables au lieu d’avoir les yeux rivés sur une cagnotte synonyme de plus de souffrance et de dépendance chez nos concitoyens ?

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