Douleurs rebelles

«Certains artistes luttent contre l’invisibilisation de la douleur, la non-représentation de corps modifiés, transformés, rendus autres par l’expérience de la maladie et de la douleur», observe l'autrice.
Photo: Esse «Certains artistes luttent contre l’invisibilisation de la douleur, la non-représentation de corps modifiés, transformés, rendus autres par l’expérience de la maladie et de la douleur», observe l'autrice.

Mars 2012 – mars 2022. Allongée sur mon lit devant le présent texte, je souligne une décennie de douleurs chroniques, ces douleurs qu’on dit « rebelles » parce que la médecine n’arrive pas à les enrayer. Ces douleurs qui durent, qui résistent et devant lesquelles le corps médical se tait, secoue la tête, détourne le regard, quitte la salle. La science s’incline, elle baisse les bras, abandonnant celle qui souffre au pouvoir de celle qui fait souffrir. Au moment où j’écris ces lignes, l’Ukraine est à feu et à sang, les morts s’accumulent et aussi les preuves de torture, d’assassinat et de viol utilisés comme armes de guerre. Tous ces corps martyrisés, montrés dans les journaux et à la télévision, présentés à l’ONU autant qu’aux populations européennes et nord-américaines comme preuves de l’horreur et plaidoyer : « Je vous en prie, répète le président ukrainien au nom de ses concitoyens, aidez-nous. » […]

La photographe états-unienne Nan Goldin, reconnue pour sa manière de documenter sa vie et celle de ses amis, de sa communauté, a créé un collectif, en 2017, sous l’appellation P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), dont l’objectif est de dénoncer la famille Sackler et Purdue Pharma pour la production et la commercialisation mensongère, sous le nom d’OxyContin, d’un opioïde — stratégie commerciale responsable d’un million de morts dues à des surdoses accidentelles. Le médicament a été mis à la disposition du public à des doses de plus en plus grandes, en même temps que Purdue Pharma maintenait qu’il ne provoquait aucune accoutumance (ce qui était faux).

Purdue Pharma a été dissoute à la suite d’un procès qu’elle a perdu en août 2021, et la famille Sackler est tenue de payer six milliards de dollars d’amende au cours de la prochaine décennie. Néanmoins, les Sackler conservent leur fortune — d’ailleurs, la pénalité correspond aux intérêts qui s’accumuleront pendant cette période. Les familles des victimes recevront au plus 40 000 dollars et ne seront jamais véritablement entendues. Le procès, civil, protège les Sackler de toute poursuite à venir, alors qu’ils auraient dû être poursuivis au criminel, souligne le collectif. D’où l’importance, pour Goldin, de manifester auprès des musées qui, au fil du temps, ont empoché des dons de la famille Sackler, apposé ce nom à certaines ailes, participé à blanchir cette forme particulièrement cachée de criminalité. […]

Des Idées en revues

Chaque mardi, «Le Devoir» offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons des extraits d’un texte paru dans la revue «Esse», automne 2022, nº 106.

Mais qu’en est-il, désormais, des personnes vivant avec de la douleur chronique ? Qu’est-ce qui peut les soulager ? Si la famille Sackler est parvenue à amasser des sommes d’argent gargantuesques, c’est bien parce que les médicaments de type opioïdes ont le pouvoir de faire disparaître la douleur, de rappeler aux personnes souffrantes ce que ça signifie de vivre sans douleur — même si cela les amène à augmenter la dose dès que la douleur recommence à se manifester pour la renvoyer dans l’obscurité à tout prix.

Goldin en a fait elle-même l’expérience, ayant payé cher le prix de cette dépendance à la suite d’une chute grave qui l’a laissée avec un poignet fracassé, un nerf coincé, des douleurs épouvantables. De l’OxyContin à l’héroïne et au Fentanyl, de la pharmacie à la rue : le parcours de Goldin l’a amenée à se battre contre ceux et celles qui font fortune sur le dos de la douleur humaine. […]

Encore aujourd’hui, on assiste à une idéalisation de la douleur, et en particulier de la douleur au féminin. Mythification de la (jeune) femme malade, comme le souligne Leslie Jamison au sujet de la littérature, qui a pour effet d’esthétiser et de sentimentaliser la souffrance, qu’elle soit physique ou psychique, au détriment de ce que cette souffrance fait vraiment : mal. Virginia Woolf, Sylvia Plath, Marguerite Duras, Joan Didion, Susan Sontag et, plus récemment, d’autres écrivaines au Québec et ailleurs explorent leur expérience de la maladie et de la douleur, manière de faire apparaître le corps souffrant et de lui conférer ses lettres de noblesse. Littérature intime, écriture en fragments, monstration et impudeur, les récits de maladie et de douleur représentent un geste politique […].

Certains artistes luttent contre l’invisibilisation de la douleur, la non-représentation de corps modifiés, transformés, rendus autres par l’expérience de la maladie et de la douleur. Des corps considérés comme moins « beaux », moins « présentables », du fait de cette expérience. Des corps perçus comme « anormaux », et dès lors marginalisés, dont d’aucuns préféreraient qu’ils disparaissent de la vue de peur qu’ils les contaminent, comme si c’était là un signe de malchance, des oiseaux de mauvais augure. Ou simplement parce que ces corps-là nous rappellent que nous ne sommes à l’abri de rien, et que nos corps « normaux » n’ont rien de normal, qu’ils ne servent qu’à calmer (maladroitement, voire violemment) une anxiété : la peur que cause ce qui nous rappelle notre fragilité, combien nous sommes éphémères et petits, combien nous importons peu en regard du monde…

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